22 novembre 2024 |

Ecrit par le 22 novembre 2024

Absence injustifiée : un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ?

Une décision de la Cour de cassation nous donne l’occasion d’aborder le sujet de l’absence injustifiée et de ses conséquences sur le contrat de travail. Un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ? Le licenciement disciplinaire reste-t-il envisageable avec la mise en place de la présomption de démission depuis avril ?

Lorsqu’un salarié quitte son poste ou ne se présente pas à son travail sans justifier cette absence, on peut parler d’abandon de poste ou d’absence injustifiée. Dans cette situation, le salarié est en faute et son licenciement peut se justifier. Mais la faute grave n’est pas automatique. C’est ce que nous rappelle la Cour de cassation dans une affaire où le salarié ne s’est pas présenté au travail pendant une période d’activité intense de l’entreprise, sans à aucun moment justifier de son absence, et ce, malgré une mise en demeure de son employeur au bout d’une dizaine de jours.

L’employeur a considéré que cette absence injustifiée constituait une faute grave. Mais les juges n’ont pas suivi. En l’espèce, le salarié avait 22 ans d’ancienneté sans antécédent disciplinaire. Il avait demandé des congés en plus pour assister sa mère âgée, malade qui venait de perdre son époux, puis s’était d’autorité placé en congés sans solde malgré la période d’intense activité pour l’entreprise.

Les juges en ont déduit qu’il y avait bien absence injustifiée. Mais au regard du contexte, les faits ne rendaient pas impossible son maintien dans l’entreprise. Cette décision est particulièrement intéressante aujourd’hui car on peut se demander comment appréhender la situation maintenant que la présomption de démission existe.

Le nouveau contexte lié à la présomption de démission : comment gérer une situation similaire ?

Depuis le 19 avril 2023, la présomption de démission a été mise en place quand le salarié abandonne son poste sans justification. Lorsque l’employeur constate que le salarié a abandonné son poste et « entend » faire valoir la présomption de démission, il le met en demeure de justifier son absence et de reprendre son poste dans un délai qui ne peut être inférieur à 15 jours (Code du travail, art. R. 1237-13). Ce dispositif, destiné à contrecarrer l’indemnisation par l’Assurance chômage des salariés abandonnant volontairement leur poste et licenciés de ce fait, continue encore aujourd’hui de soulever de nombreuses questions.

La principale c’est de savoir si face à un salarié absent on peut continuer de préférer passer par un licenciement pour faute ou s’il faut utiliser la démission présumée. Sur ce point, à notre sens, vous avez le choix de la procédure car, malgré les premières indications données par le ministère du Travail, il n’est mentionné nulle part :
-que vous avez l’obligation de recourir à la démission présumée ;
-que cette possibilité exclut désormais tout recours au licenciement pour absence injustifiée.

Le ministère du Travail attend désormais l’avis du Conseil d’Etat sur ce sujet (voir notre article « Abandon de poste : le ministère du Travail refuse de se prononcer sur l’exclusivité de la présomption de démission pour l’instant »). La décision présente garde donc tout son intérêt si vous envisagez un licenciement pour faute. L’autre question intéressante c’est de savoir si, dans les faits présents, l’employeur aurait véritablement pu utiliser la présomption de démission jusqu’au bout. Car dans le cadre de cette procédure le salarié qui justifie son absence dans le délai requis (fixé par l’employeur mais pas moins de 15 jours) doit reprendre son poste.

Le Code du travail donne une liste de motifs légitimes :
-des raisons médicales ;
-l’exercice du droit de retrait ;
-l’exercice du droit de grève ;
-le refus du salarié d’exécuter une instruction contraire à une réglementation ;
-la modification du contrat de travail à l’initiative de l’employeur (Code du travail, art. R. 1237-13 ).

Mais il faut savoir que celle-ci n’est pas exhaustive. L’accompagnement d’un proche malade et isolé pourrait donc parfaitement tenir lieu de justification. Attention, dès lors que le motif est légitime, la procédure doit donc être abandonnée. Dans une situation similaire, il semble donc compliqué de mener à terme la procédure. Notez que si le salarié reprend le travail après un abandon de poste dans les délais requis (y compris s’il le fait à plusieurs reprises), vous ne pourrez pas utiliser la présomption de démission et la procédure disciplinaire sera la seule voie possible…

Cour de cassation, chambre sociale, 17 janvier 2024, n° 22-24.589 (les faits reprochés au salarié d’absence injustifiée étaient établis. Mais au regard du contexte tenant à son ancienneté, à son passé disciplinaire irréprochable et à la nécessité de porter assistance à sa mère âgée, malade et isolée, ils ne rendaient pas impossible son maintien dans l’entreprise)

D’Anne-Lise Castell, juriste en droit social, pour les Editions Tissot


Absence injustifiée : un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ?

Maître Olivier Baglio du cabinet avignonnais Axio Avocat revient sur les subtilités entre vie personnelle et vie professionnelle dans le cadre d’un accident survenu au volant d’un véhicule de fonction.

Dans le cadre de ses fonctions de Chef d’équipe, un salarié avait obtenu contractuellement le bénéfice d’un véhicule de fonction qu’il pouvait par conséquent utiliser librement à la fois dans le cadre de ses trajets professionnels mais aussi hors du temps et du lieu de travail pour des motifs tirés de sa vie personnelle.
De retour d’un salon professionnel en milieu de soirée, le salarié devait provoquer avec son véhicule de fonction un accident de la circulation endommageant gravement ce dernier et alors, circonstance aggravante, qu’il était sous l’emprise d’un état alcoolisé avancé comme purent le constater les services de police appelés à cette occasion. Il sera pour l’ensemble de ces éléments licencié pour faute grave.

Des faits relevant de la vie personnelle
Reprenant ses esprits et considérant que cet accident, tout comme son imprégnation alcoolisée, était survenu après sa journée de travail et donc que ces faits relevaient de sa vie personnelle, le salarié contesta son licenciement en justice. Il argua notamment qu’aucune heure supplémentaire ne lui avait été payée pour assister à ce salon professionnel preuve qu’il n’ était plus sous la subordination de son employeur.
Cet accident relevait donc de sa vie personnelle que l’employeur ne pouvait sanctionner sur le terrain disciplinaire, seul un licenciement non fautif pour trouble causé au fonctionnement de l’entreprise pouvant alors s’envisager ce qui n’avait pas été fait. Cette argumentation, certes astucieuse, n’aura convaincu personne.

La Cour de cassation, tout comme la Cour d’Appel avant elle, devait en effet valider le licenciement disciplinaire intervenu pour faute grave en considérant que ces faits se rattachaient nécessairement à la vie professionnelle du salarié puisque :

-Le salarié était au volant d’un véhicule de l’entreprise,
-Il rentrait d’un salon professionnel auquel il s’était rendu sur instruction de l’employeur pour les besoins de son activité professionnelle, ces points n’étant pas contestés.
-Cet accident se rattachait donc à la vie professionnelle du salarié et non à sa vie personnelle.
(Cassation Sociale 19 janvier 2022 n 20-19.742)

L’employeur n’a pas droit à l’erreur sur la nature de la procédure de licenciement
Cet arrêt rappelle que tout comportement du salarié, même en dehors des locaux de l’entreprise ou du temps de travail, est sanctionnable sur le terrain disciplinaire par l’employeur à condition que les faits constatés soient en rapport avec sa vie professionnelle, la charge de la preuve pesant naturellement sur l’employeur.
Comme le démontre la présente affaire, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est souvent subtile voire malaisée sachant que comme toujours l’employeur n’a pas droit à l’erreur sur la nature de la procédure de licenciement à mettre en œuvre sous peine de rupture abusive.

Maître Olivier Baglio d’Axio Avocat

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Absence injustifiée : un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ?

Un salarié qui cause un accident de la circulation avec un véhicule de l’entreprise peut, dans certains cas, être sanctionné. Qu’en est-il si le salarié provoque l’accident au retour d’un salon professionnel ?

Accident de la route avec un véhicule de fonction : pas de sanction pécuniaire
Si un salarié endommage son véhicule de fonction en faisant une erreur de conduite, l’employeur ne peut pas lui demander de payer les réparations. Il s’agit en effet d’une sanction pécuniaire interdite (Code du travail, art. L. 1331–2). Même si le collaborateur propose spontanément de rembourser les frais, il n’est pas possible de retenir sur son salaire les sommes correspondantes.
L’entreprise ne peut pas non plus prévoir, dans le contrat de travail, une clause prévoyant le paiement d’une franchise par le salarié en cas d’accident responsable ou sans tiers identifié, survenu avec le véhicule fourni par la société. Une telle clause serait en effet nulle et non avenue et l’on fait comme si elle n’existait pas.
Par exception, il existe un cas de figure dans lequel la responsabilité pécuniaire du salarié peut être engagée : la faute lourde. Néanmoins celle-ci ne pourra pas résulter d’une simple erreur de conduite, ni d’une contravention. En effet, il faut prouver que le collaborateur avait l’intention de nuire à l’entreprise. Ce qui sera le plus souvent très difficile à établir.

Accident de la route avec un véhicule de fonction : le licenciement disciplinaire est possible en cas de comportement fautif
L’employeur ne peut pas sanctionner un salarié au simple motif qu’il a eu un accident de la circulation ou a commis une erreur de conduite avec un véhicule de l’entreprise.
Par contre, s’il a eu un comportement fautif ayant provoqué un accident, une sanction disciplinaire allant jusqu’au licenciement pour faute grave est alors envisageable.
C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans une affaire où l’employé conduisait sous l’emprise de lalcool son véhicule de fonction, au retour d’un salon professionnel. Il a tenté de faire valoir que le licenciement disciplinaire n’était pas justifié car le sinistre relevait de sa vie personnelle, s’étant produit en dehors du temps de travail. Les juges n’ont pas suivi. Les faits reprochés se rattachaient bien à la vie professionnelle du salarié qui a manqué à une obligation découlant de son contrat de travail en provoquant un accident avec son véhicule de fonction après avoir bu, alors qu’il rentrait d’un salon où il s’était rendu sur instruction de son employeur. Le licenciement pour faute grave a, en l’espèce, été jugé justifié.
Une décision qui s’inscrit dans la lignée de précédents arrêts, la Cour de cassation ayant déjà notamment jugé qu’en cas de défaut du port de la ceinture de sécurité et d’excès de vitesse, le licenciement pour faute grave pouvait se justifier (Cass. soc., 15 décembre 2016, n° 15–21.749).

Cour de cassation, chambre sociale, 19 janvier 2022, n° 20-19.742 (se rattachent à la vie professionnelle du salarié les faits commis, alors qu’il conduisait sous l’empire d’un état alcoolique son véhicule de fonction, au retour d’un salon professionnel, où il s’était rendu sur instruction de son employeur).

Anne-Lise Castell, juriste en droit social et rédactrice au sein des Éditions Tissot pour Réso hebdo éco


Absence injustifiée : un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ?

Denis Alliaume du cabinet d’avocat avignonnais Axio rappelle que la Cour de Cassation distingue les motifs d’un licenciement et les circonstances entourant celui-ci. Il est donc logique que les Magistrats puissent valider le licenciement, tout en condamnant l’employeur au regard de circonstances vexatoires.

Si des manquements graves d’un salarié permettent à l’employeur de le licencier pour faute grave, cette rupture ne doit pas intervenir dans des circonstances vexatoires, c’est ce que vient de rappeler la Chambre Sociale de la Cour de Cassation dans un arrêt du 16 décembre 2020 (Cass.Soc. 16 déc. 2020, n° 18-23.966).
En l’espèce, un salarié travaillait dans un bar depuis le 1er janvier 2010, en premier lieu en tant que serveur puis de responsable. L’employeur a découvert que son salarié avait réalisé de nombreux vols de marchandises, de matériels et d’argent dans la caisse du bar ainsi que la consommation de drogues sur son lieu de travail.

Pour ces motifs, l’employeur a notifié un licenciement pour faute grave le 16 septembre 2016. L’ancien responsable de bar a contesté cette mesure considérant qu’il avait été licencié sans motif réel et sérieux mais également que son employeur avait dévoilé au public les motifs de son licenciement.
L’employeur justifiait ce licenciement par plusieurs témoignages d’autres employés ainsi que par des images de vidéo-surveillance.

« Il est indispensable pour l’employeur de préserver la stricte confidentialité des motifs d’un licenciement, sous peine de porter atteinte à la dignité du salarié licencié, et de s’exposer à la réparation du préjudice de circonstances vexatoires. »

La Cour d’Appel a estimé que le licenciement pour faute grave était fondé et a rejeté tant les demandes de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse que les dommages et intérêts pour rupture du contrat de travail dans des circonstances vexatoires.

Le salarié a formé un pourvoi devant la Cour de Cassation. La Haute Cour a confirmé la validité du licenciement pour faute grave mais a par contre relevé que le licenciement avait été entouré de circonstances vexatoires tenant au fait que l’employeur s’était répandu en public sur les motifs du licenciement du salarié en prétendant qu’il prenait de la drogue et qu’il était un voleur, de nature à lui causer un préjudice distinct de celui de la perte de son emploi.

La Cour de Cassation distingue donc clairement les motifs du licenciement et les circonstances ayant entouré celui-ci. Les Magistrats ont manifestement relevé que le licenciement avait été entouré de circonstances vexatoires conduisant à la condamnation à des dommages et intérêts spécifiques.
L’employeur doit donc, quel que soit le bien fondé des motifs du licenciement intervenu, être particulièrement vigilant sur la ‘publicité’ donné à ce licenciement.
En effet, si la communication de l’employeur porte atteinte à la dignité du salarié, l’employeur s’expose à un risque de dommages et intérêts au titre des circonstances vexatoires entourant ce licenciement.

Par Denis Alliaume


Absence injustifiée : un licenciement pour faute grave est-il toujours justifié ?

En l’absence de clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, l’interdiction faite à une salariée de porter un foulard islamique caractérise l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses de l’intéressée.

La justification de l’employeur étant explicitement placée sur le terrain de l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale, laquelle serait selon lui susceptible d’être contrariée au préjudice de l’entreprise par le port du foulard islamique par l’une de ses vendeuses, la cour d’appel a exactement retenu que l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l’article 4, § 1 de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4), tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne.

Le licenciement de la salariée, prononcé au motif du refus de celle-ci de retirer son foulard islamique lorsqu’elle était en contact avec la clientèle, étant discriminatoire, doit donc être annulé.


Certaines affaires en rappellent d’autres [1], comme en témoignent les faits à l’origine de l’arrêt rendu le 14 avril 2021 par la Chambre sociale de la Cour de cassation.

À son retour d’un congé parental de six mois, une salariée engagée en qualité de vendeuse depuis trois ans dans une enseigne de prêt-à-porter de vêtements féminins se présente à son poste avec un foulard islamique dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. À la suite de son refus de le retirer, l’employeur la dispense d’activité, lui propose le compromis de ne porter le voile que dans la réserve du magasin et, s’étant heurté à un nouveau refus, procède à son licenciement. S’estimant victime d’une discrimination en raison de ses convictions religieuses, la salariée, soutenue par le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), aujourd’hui dissous [2], saisit la juridiction prud’homale de demandes tendant à la nullité de son licenciement. Elle est déboutée en première instance, mais obtient gain de cause en appel [3]. Le pourvoi formé par l’employeur contre cette décision est rejeté par la Cour de cassation.

Reprenant les principes qu’elle avait dégagés dans l’arrêt « Micropole » du 22 novembre 2017 [4], la Chambre sociale rappelle, en effet, qu’en l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique caractérise l’existence d’une discrimination fondée sur les convictions religieuses (I.), qui ne peut être justifiée que par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes, lesquelles ne sauraient résulter de l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeurs d’un commerce de détail (II.). Si le mode d’emploi des restrictions à la liberté religieuse des salariés n’est pas nouveau, l’originalité de cette affaire tient aux arguments de l’employeur, dont aucun n’a convaincu la Cour de cassation, fidèle à la rigueur de sa position.

I. L’indispensable clause de neutralité

Depuis l’arrêt du 22 novembre 2017, la Cour de cassation fait du règlement intérieur ou des notes de services le support exclusif de l’instauration d’une politique de neutralité dans l’entreprise. C’est ce principe que commence par rappeler la Chambre sociale dans l’arrêt du 14 avril 2021. Reprenant une formule désormais classique, elle affirme que « l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du Code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients ».

En l’espèce, l’employeur s’appuyait sur la clause du règlement intérieur imposant aux salariés une « présentation correcte et soignée » et faisait valoir la politique constante de neutralité mise en œuvre dans son entreprise consistant à écarter systématiquement les salariées se présentant avec un foulard [5]. Selon lui, le code vestimentaire ainsi prévu suffisait et, en subordonnant la preuve de l’existence d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise à l’existence d’une clause dans le règlement intérieur, la cour d’appel aurait ajouté une exigence de source formelle à la neutralité que les textes ne comportent pas. Cet argument pouvait se prévaloir de la position de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire « Achbita » [6] qui, en imposant l’existence d’une « règle interne de neutralité », ne semblait exiger ni écrit ni support particulier. Mais, la position adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 22 novembre 2017 est infiniment plus restrictive et formaliste. La neutralité dans l’entreprise ne peut résulter, selon elle, que d’une clause expresse du règlement intérieur ou d’une note de service, et ce, surtout depuis que la loi du 8 août 2016 (N° Lexbase : L8436K9C) a inséré l’article L. 1321-2-1 dans le Code du travail (N° Lexbase : L6642K9U) qui en prévoit expressément la faculté [7]. Il en résulte que tout autre support de la règle de neutralité doit être exclu qu’il s’agisse d’une « consigne verbale [ou] de tout autre acte écrit, tels une charte ou un accord d’entreprise » [8], voire un contrat de travail [9]. Elle ne saurait pas plus se déduire d’une clause restreignant la liberté vestimentaire des salariés comme l’illustre l’arrêt du 14 avril 2021 qui confirme que la Haute juridiction n’entend rien lâcher en la matière. En d’autres termes, c’est donnant-donnant [10] : la possibilité pour l’employeur de restreindre les droits fondamentaux des salariés est soumise, en contrepartie, au respect des garanties qui résultent de la communication du règlement intérieur à l’inspecteur du travail et au contrôle de celui-ci et, le cas échéant, du juge administratif sur ses clauses ainsi que de la consultation obligatoire du comité social et économique. On notera, de façon incidente, que la question des entreprises de moins de 50 salariés dans lesquelles l’édiction d’un règlement intérieur n’est pas obligatoire est toujours en suspens. L’instauration d’un principe de neutralité devra-t-elle impérativement passer par l’élaboration d’un règlement intérieur, comme cela semble s’évincer de la jurisprudence de la Cour de cassation [11], ou bien, pour ces entreprises, « la règle interne » pourra-t-elle prendre une autre forme [12] ?

La question ne se posait pas en l’espèce, et c’est logiquement que la Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir relevé l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail et d’en avoir déduit que l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique caractérisait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses de l’intéressée que seule une exigence professionnelle essentielle et déterminante pouvait justifier.

II. Le rejet de l’attente de la clientèle comme justification

Comme précédemment pour le port du foulard [13] et, plus récemment, de la barbe [14], la Chambre sociale rappelle, d’abord, en visant tout à la fois les textes relatifs aux libertés (C. trav., art. L. 1121-1 N° Lexbase : L0670H9P, y compris dans le règlement intérieur : art. L. 1321-3, 2° N° Lexbase : L7923LCG) et ceux sur les discriminations (C. trav., art. L. 1132-1 N° Lexbase : L4889LXD et L. 1133-1 N° Lexbase : L8177LQW), que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Elle rappelle ensuite que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne [15], la notion d’exigence professionnelle essentielle et déterminante renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause et qu’elle ne saurait couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client [16].

En l’espèce, l’employeur pensait réussir l’examen. C’est que, à l’époque des faits en août 2015, ni la Cour de justice de l’Union européenne ni la Chambre sociale n’avaient clairement pris position sur cette question. L’employeur pouvait légitimement s’en tenir à la solution de l’Assemblée plénière dans l’affaire de la crèche Baby Loup qui avait examiné les faits au seul regard des textes sur les libertés (C. trav., art. L. 1121-1 et L. 1321-3) [17]. Ainsi, selon lui, la restriction était, d’abord, justifiée par la nature et les conditions d’exercice de l’activité de la salariée, en ce que les fonctions de vendeuse s’exercent principalement sur une surface de vente spécifique, construite autour de l’œil de la cliente et avec pour objectif de mettre en valeur les produits de l’entreprise et d’exprimer la féminité de sa clientèle sans dissimuler son corps et ses cheveux. Ce premier argument n’est pas dénué de pertinence. On conviendra, en effet, que l’affirmation ostensible d’une conviction aussi personnelle et intime qu’une conviction religieuse peut rendre difficile la naissance d’une relation commerciale dans un magasin de prêt-à-porter féminin. La restriction était justifiée, ensuite, toujours selon l’employeur, par la volonté de soustraire les magasins aux débats de société clivants et de préserver la paix sociale entre les salariés et avec les clients en favorisant le « vivre ensemble ». Les arguments avaient séduit en d’autres temps. On se souvient, en effet, de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Saint Denis de la Réunion, le 9 septembre 1997 [18], validant le licenciement d’une salariée qui portait un vêtement la recouvrant de la « tête aux pieds », ne reflétant pas « l’esprit mode » de la boutique pour laquelle elle travaillait, et qui refusait d’adopter une tenue conforme à l’image de marque de l’entreprise. Mais les temps changent et si la décision réunionnaise était justifiée au regard des textes alors applicables, la solution serait différente aujourd’hui [19] depuis la Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4) telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne, qui a livré une définition large de la notion de religion, entendue comme couvrant tant le forum internum, c’est-à-dire le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation de la foi religieuse en public ou en privé, notamment par les pratiques et l’accomplissement des rites, ce qui inclut le port de signes religieux.

En l’espèce, la cour d’appel de Toulouse, appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, avait relevé que l’employeur avait explicitement fondé sa justification sur l’image de l’entreprise et soutenait que le port du foulard islamique par l’une de ses vendeuses portait atteinte à sa politique commerciale. Sans surprise, la Cour de cassation l’approuve en conséquence d’avoir retenu que l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

La Haute juridiction ajoute ainsi un nouveau verrou aux possibilités de justifications des restrictions à la liberté religieuse. Après le rejet des souhaits ou des préférences des clients, l’image de l’entreprise ne passe pas avec plus de succès la difficile épreuve des exigences professionnelles essentielles et déterminantes. Cela confirme que, à l’exception des impératifs d’hygiène et de sécurité [20], dans la balance des libertés et droits fondamentaux, la liberté religieuse l’emporte sur la liberté d’entreprendre. On ne peut néanmoins s’empêcher de penser qu’il y a sinon une certaine hypocrisie [21], du moins une contradiction à dire que l’attente de la clientèle ne saurait justifier l’interdiction du port du voile à une vendeuse, mais qu’elle pourrait être prise en compte par l’employeur pour instaurer dans l’entreprise une politique de neutralité interdisant aux salariés de manifester leurs convictions, notamment religieuses. Il ne fait, en effet, aucun doute que si, en l’espèce, une telle clause avait été insérée dans le règlement intérieur, concernant des vendeuses de prêt-à-porter féminin, elle aurait – sous réserve d’être générale et indifférenciée – répondu aux exigences posées par la jurisprudence et permis à l’employeur d’échapper à la condamnation.

Quoi qu’il en soit, la présente décision confirme que les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 mars 2017 et de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 22 novembre 2017 n’ont pas clos le débat suscité par l’intrusion du fait religieux en entreprise. En témoignent encore les deux affaires dont est saisie la Cour de justice de l’Union européenne et qui ont donné l’occasion à l’avocat général de se prononcer sur le caractère ostensible ou visible du foulard islamique [22].

Par Joël Colonna et Virginie Renaux-Personnic, Maîtres de conférences à la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, Centre de Droit social (UR 901), le 18-05-2021


[1] V. l’affaire « Baby Loup », Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5857KA8), Gaz. Pal., 8 juin 2013, p. 13, note J. Colonna et V. Renaux-Personnic ; D., 2013, p. 956, avis B. Aldigé ; JCP S, 2013, 1146, note B. Bossu ; Ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 (N° Lexbase : A7715MR8), Gaz. Pal., 23 août 2014, p. 39, note J. Colonna et V. Renaux-Personnic ; JCP S, 2014, 1287, note B. Bossu. V., pour une caissière voilée de Carrefour, CPH Lyon, sect. com., 18 septembre 2014, n° 13/00187, Gaz. Pal., 13 janvier 2015, p. 33, note J. Colonna et V. Renaux-Personnic.
[2] Décret du 2 décembre 2020, portant dissolution d’un groupement de fait, JO 3 décembre 2020, texte n° 20.
[3] CA Toulouse, 6 septembre 2019, n° 17/01658 (N° Lexbase : A7850ZMP), JCP S, 2019, act. 400.
[4] Cass. soc., 22 novembre 2017, n° 13-19.855, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A8116WZM), Ch. Radé, Port du voile et neutralité dans l’entreprise : le client n’est pas roi !, Lexbase Social, décembre 2017, n° 722 (N° Lexbase : N1556BXW) ;  JCP S, 2017, 1399, avis C. Courcol-Bouchard et 1400, notes B. Bossu et F. Pinatel. V. également, Fait religieux dans l’entreprise : vers une généralisation du principe de neutralité, LPA, 5 juillet 2018, n° 134, p. 6, note J. Colonna et V. Renaux-Personnic.
[5] Faut-il préciser qu’une telle pratique constitue une discrimination directe.
[6] CJUE, 14 mars 2017, aff. C-188/15 (N° Lexbase : A4830T3B). V. en ce sens, J.-F. Cesaro, obs. sous Cass. soc., 8 juillet 2020, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A71533QY), JCP E, 2021, 1232, n° 2.
[7] V. M.-C. Pottecher, Les clauses de neutralité en pratique, Table ronde « L’entreprise confrontée aux comportements religieux », organisée à la Faculté de droit d’Aix-Marseille le 21 février 2020, Lexbase Social, mai 2020, n° 824 (N° Lexbase : N3297BYR).
[8] V. la note explicative accompagnant l’arrêt du 22 novembre 2017 ; Cour de cassation, Étude annuelle 2018, Le rôle normatif de la Cour de cassation, spéc. p. 217 [en ligne] ; C. Courcol-Bouchard, La religion dans l’entreprise, JCP S, 2018, 1043. Contra, Ch. Radé, Port du voile et neutralité dans l’entreprise : le client n’est pas roi !, Lexbase Social, décembre 2017, n° 722 (N° Lexbase : N1556BXW).
[9] Contra, Ch. Radé, préc..
[10] V. en ce sens, J.-G. Huglo, Quelques précisions sur les clauses de neutralité dans le règlement intérieur, SSL, 4 décembre 2017, n° 1793, p. 11.
[11] En ce sens, G. Loiseau, Loi PACTE : la modification des seuils, JCP E, 2019, 1324.
[12] En ce sens, Ch. Radé, préc..
[13] Cass. soc., 22 novembre 2017, préc..
[14] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-23.743, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A71533QY), J. Colonna et V. Renaux-Personnic, Après le voile … la barbe, Lexbase Social, juillet 2020, n° 833 (N° Lexbase : N4230BYC) ; JCP S, 2020, 2092, note B. Bossu ; D., 2020, p. 2312, obs. S. Vernac.
[15] CJUE, 14 mars 2017, aff. C-157/15 (N° Lexbase : A4829T3A).
[16] V. K. Berthou, Différences de traitement : esquisse des « exigences professionnelles essentielles » après la loi du 27 mai 2008, Droit social, 2009, p. 410 ; I. Desbarats, Entre exigence professionnelle et liberté religieuse : quel compromis pour quels enjeux ?, JCP S, 2011, 1307 ; S. Maillard-Pinon, La justification des discriminations dans l’emploi – Le regard du travailliste, Droit social, 2020, p. 310.
[17] Ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369, préc..
[18] V. CA Saint Denis de la Réunion, 9 septembre 1997, D., 1998, p. 546, note S. Farnocchia. V. aussi, pour une vendeuse de fruits et légumes, CA Paris, 16 mars 2001, n° 99/31342 (N° Lexbase : A8577C9K), RJS, 11/2001, n° 1252.
[19] L’arrêt ne précise pas si le vêtement recouvrait le visage de la salariée ou non. Si tel était le cas, il tomberait sous le coup de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (N° Lexbase : L1365INU), ce qui englobe les commerces.
[20] Cass. soc., 8 juillet 2020, préc..
[21] V. déjà, J. Savatier, Conditions de licéité d’un licenciement pour port du voile islamique, Droit social, 2004, p. 354.
[22] V. concl. de l’avocat général Athanasios Rantos, présentées le 25 février 2021, aff. C‑804/18 et C‑341/19. L’avocat général relève qu’une règle interne d’une entreprise privée interdisant, uniquement dans le cadre d’une politique de neutralité, le port de signes ostentatoires de grandes dimensions de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée et que le foulard islamique ne constitue pas un signe religieux de petite taille.

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