La Chambre de commerce et d’industrie du Pays d’Arles a proposé à l’économiste et essayiste Jean-Marc Daniel et à Philippe Moati, professeur à l’université de Paris Cité d’éclairer l’assistance, lors de la soirée des entreprises, au palais des congrès, sur le thème : ‘Anticiper et s’adapter, les entreprises d’Arles face aux mutations économiques’.
Jean-Marc Daniel, économiste et essayiste,
professeur à l’ESCP Business School et directeur de la rédaction de la revue Sociétal. Il est reconnu pour son expertise dans les politiques économiques et les grands enjeux économiques nationaux et internationaux. Son approche directe permet de comprendre clairement les grandes tendances macroéconomiques, notamment en matière de croissance économique, fiscalité et compétitivité des entreprises.
Pour Jean-Marc Daniel,
«Un des enjeux du monde dans lequel nous allons vivre est la nécessité d’accepter de préserver la concurrence. Le bilan de l’année 2024 ? La dissolution de l’Assemblée Nationale et la nomination de 4 premiers ministres. Si l’on regarde la planète, tout le monde a perdu les élections. Aux Etats-Unis ce sont les démocrates qui ont perdu ; En Allemagne le gouvernement a été contraint à démissionner parce qu’il avait perdu sa majorité. Au Japon, le parti libéral démocrate qui gagne toujours, a perdu. Le premier ministre japonais conçoit les mêmes difficultés à faire voter le budget que François Bayrou, 1er ministre français.»
«On pourrait penser
que les personnes qui ont gagné sont plutôt des conservateurs de droite, ce qui n’est pas exactement le cas, car un certain nombre de pays a voté pour les candidats d’opposition, et dont certains se réclamaient du Marxisme comme en Uruguay ou à Ceylan. A Ceylan, la personne qui a gagné les élections, a juste dit qu’elle renégocierait avec le FMI (Fonds monétaire international) les conditions du plan d’ajustement structurel que l’on veut lui imposer.»
«Ce qui s’est passé durant cette année 2024 ?
Les prix ont considérablement augmenté, et malgré le ralentissement de cette augmentation des prix, les populations ont vécu ce qui s’est passé comme l’incapacité des gens en place de contrôler l’inflation. Le niveau de dette publique a atteint la plupart des pays. Elle est si importante, que ces pays sont dans l’incapacité de répondre aux exigences minimales de la population. Les Etats-Unis, que l’on nous donne comme modèle -qui représentent 18 à 19% de l’économie mondiale- accusent une dette publique qui se monte à 40% de la dette publique mondiale.»
Les finances publiques mondiales sont totalement hors de contrôle.
«Dans ces conditions, l’environnement économique aura deux caractéristiques, dont ce que j’appelle le sado-fiscalisme d’atmosphère. Pour essayer de résoudre les problèmes les Etats sont entrés dans le sado-fiscalisme : une vision qui tente à augmenter les impôts. Ce qui se fera. Les baby-boomers sont désormais montrés du doigt pour payer et les entreprises coupables de créer de la richesse. Le véritable combat à mener sera donc d’éviter l’expression du sado-fiscalisme.»
«Le 2e enjeux sera de lutter contre les banques centrales
incapables de lutter contre l’inflation et qui ont profité de l’occasion pour augmenter leurs taux d’intérêt, disant que cela serait temporaire. Donc nous avons maintenant des taux d’intérêt élevés mais raisonnables.»
Reconstituer ses fonds propres
«La priorité que doivent se donner, maintenant, les chefs d’entreprise et les entreprises, est de reconstituer leurs fonds propres pour s’engager dans des mécanismes où ce ne sont pas les effets de levier par endettement qui permettraient l’investissement. Ce qui correspond à faire de l’épargne.»
Les français et l’épargne
«Les français sont supposés être très épargnants. A l’époque des 30 glorieuses (Ndlr : 1945-1973), où la France avait une forte croissance et le budget équilibré, le taux d’épargne qui était à 23,24%, est désormais passé entre 17 et 18%. Cette épargne était consacrée à financer le développement économique privé. Maintenant, le déficit budgétaire absorbe, par rapport aux revenus des ménages, pratiquement 7 à 8% de l’épargne. Ainsi l’investissement privé n’est plus que de 10%. Nous manquons donc d’épargne.»
«Le pays vit au-dessus de ses moyens
Et comme tout pays confronté à cette situation, pour combler le déficit extérieur, il va entamer son patrimoine, ce qui nous conduit à évoquer les pays détenteurs et les pays détenus. Notre dette publique se monte à 3 200 milliards d’euros et 1 560 milliards sont détenus par des étrangers. Il faut donc rétablir l’épargne ce qui induit d’augmenter les profits via les gains de productivité, l’innovation et la production. Il serait donc intéressant de se tourner dans des endroits où il y a de la jeunesse et de la croissance, c’est-à-dire en Afrique et en Inde.»
Philippe Moati économiste, professeur à l’Université Paris Cité
et co-fondateur de l’ObSoCo (Observatoire Société et Consommation). Spécialiste des mutations sociétales et de l’évolution des modèles de consommation, il se focalisera sur les transitions actuelles, telles que la digitalisation et la transition écologique, et sur l’impact de ces changements sur les entreprises. Avec un style pédagogique et prospectif, il analyse la manière dont les nouvelles attentes des consommateurs, plus exigeants, responsables et connectés, transforment les modèles économiques et les stratégies commerciales des entreprises
Pour Philippe Moati,
«Le dirigeant d’entreprise vit dans un environnement très stimulant, d’où émergent des chocs fréquents, imprévisibles et de grande amplitude : crise sanitaire, tensions inflationnistes, crise politique, élections présidentielles aux Etats-Unis qui perturbent la vie des entreprises. Il est demandé de réagir dans l’urgence, un peu à l’aveugle et en même temps de travailler sur le temps long. Les mutations s’accélèrent dans le système économique et social, y compris dans sa dimension géopolitique, ce qui implique pour les entreprises de regarder très loin, d’en discerner les changements profonds, voire d’entamer une remise en cause plus fondamentale.»
«Le monde a changé et nous ne sommes pas prêts,
Si le changement n’a pas été programmé, organisé, de nouvelles compétences travaillées, nous ne serons pas prêts lorsque le monde aura changé. C’est ce que j’observe sous l’angle de la consommation en B to C (Business to consumer). Et j’observe à quel point industriels, prestataires de service, commerçants, distributeurs conçoivent des difficultés à voir à quel point le monde change.»
«Ce que je peux dire sur le temps court
Ca n’est pas brillant. La consommation des ménages est aux environs de 0,8% et touche le secteur du commerce où les défaillances sont nombreuses, tout comme la fréquentation des centres commerciaux a du mal à repartir. Cependant les prévisionnistes prévoient 1,20% de retour à la consommation, taux que je trouve très optimiste. Alors que le pouvoir d’achat du consommateur a probablement augmenté de 1,4%, même si l’homme de la rue ne l’a pas ressenti. Donc 2024 a été une bonne année pour le pouvoir d’achat et pourtant, la consommation reste en berne.»
«L’inflation a été un choc violent pour les consommateurs
d’autant qu’elle est intervenue sur des budgets sensibles comme l’énergie, l’alimentation, -les prix alimentaires ont augmenté de plus de 20% alors que les revenus n’ont pas augmenté du même montant. Ça pèse plus sur les foyers modestes que les foyers plus aisés. Or, le patrimoine est à l’origine du pouvoir d’achat.»
«Voilà le paradoxe,
le pouvoir d’achat en croissance d’une population en haut de l’échelle sociale qui s’enrichit mais ne dépense pas et en bas de l’échelle sociale, la population qui s’appauvrit et qui consomme moins par nécessité, avec l’inquiétude qui est toujours là. Il y a un désir d’épargne mais pas de consommation. C’est bon pour la transition écologique mais pas pour le commerçant. Il n’y a pas, globalement, de désir de consommation, et c’est très lié à l’ambiance générale. Alors que je vois se profiler, à court terme, une politique d’austérité qui pèsera d’une manière ou d’une autre sur la croissance de la consommation et sur le revenu des ménages.»
Le temps long
«Je pense que nous allons nous installer dans un régime de croissance très très lent et qu’il va falloir apprendre à vivre avec. La numérisation dans la consommation a été un choc majeur. Cela a conduit à un nouveau circuit de distribution : le e-commerce qui représente 10% du marché actuellement dans le commerce de détail, ce qui n’est pas énorme. Cependant, les acteurs traditionnels de la consommation, ne l’ont pas vu venir et les places de choix sont aujourd’hui utilisées par des entrepreneurs tels que Shein, Tému, AliExpress alors que les français sont restés loin derrière.»
«Le coup d’après a été l’IA (Intelligence artificielle)
Amazon est en train d’investir des fortunes dans l’IA. Et certains parlent même d’un internet post-plateformes. L’on évoque des agents intelligents capables d’aller chercher ce dont nous aurions besoin, sans passer par ces agrégateurs de données. La révolution du commerce en ligne est fondamentale, et elle est devant nous. Elle sera de nature différente et interviendra dans tous les aspects de notre vie. Un exemple ? Amazon travaille déjà sur la santé aux Etats-Unis.»
«Une autre organisation du système de consommation
Des acteurs, d’une nature complétement différente, sont en train d’entrer dans l’économie et se donnent les moyens de tester quantité de solutions. Autrefois nous étions dans une logique industrielle, où l’on fabriquait des produits les plus efficaces possibles que l’on produisait en masse pour en baisser le prix, pour ensuite pousser les gens à en acheter. Ce modèle est fini.»
«Les marchés ralentissent
la concurrence se renforce, avec des consommateurs dont le niveau d’éducation a beaucoup progressé –via les outils numériques- et disposent aujourd’hui du pouvoir d’arbitrer, d’exiger, de mener la danse avec une facilité déconcertante. La représentation de la ménagère de moins de 50 ans n’existe plus. La structure sociale s’est complexifiée, les consommateurs sont devenus profondément hétérogènes. Nous passons d’une distribution de masse à un commerce de précision. C’est d’autant plus vrai que nous sommes sur des marchés aux besoins saturés. Il faut y ajouter de la valeur immatérielle, de l’imaginaire, rendre les choses désirables.»
«Ce que le consommateur recherche le plus ?
Les effets utiles qui permettent de résoudre un problème. C’est une révolution commerciale. Il va falloir apprendre à dématérialiser la valeur, les services. Il faut faire le deuil de la croissance par le volume. Je pense qu’il faut vendre des produits haut de gamme.»
«La 2e approche est de basculer sur une approche très servicielle.
Il y a autant de technologie dans la box qui vous donne accès à Internet, à la maison, que dans votre smart phone. La durée de changement de smart phone s’allonge parce que le consommateur a compris qu’il pouvait attendre jusqu’à 4 nouvelles versions avant de racheter un modèle, parce que la technologie du smart phone s’épuise, alors que votre box n’est changée que bien au-delà de 10 ans. Pourquoi ? Parce que dans le cas du smartphone c’est vous qui l’achetez, dans le cas de la box c’est l’opérateur qui en fait l’acquisition et que son intérêt n’est pas de la changer.»
En conclusion
«Nous allons aborder un changement radical de business. Nous pouvons imaginer une prospérité plus économique en ressources. Le changement est une question de survie. Continuons à regarder l’horizon et à préparer l’avenir. A interroger les compétences dont il faut se doter pour affronter l’avenir, engager des expérimentations, des aménagements et des mutations de business. Le gros boulot du dirigeant reste la prise de risque et la clairvoyance.»