Laurent Rochut*, directeur de la Factory, structure comprenant le Théâtre de l’Oulle et la salle Tomasi à Avignon pense que le Festival d’Avignon a été annulé prématurément plombant durablement l’économie avignonnaise. Le dirigeant propose un changement de paradigme. Sa réflexion ? Utiliser le gisement de salles et de matériel dormants en créant un maillage de théâtres qui accueillerait, toute l’année, des compagnies européennes et françaises de l’art vivant et dont le festival serait le point d’orgue et non plus ‘l’excuse artistique’.
«J’ai le sentiment que l’on a été soumis, durant plus de deux mois, à un diktat de gens qui avaient peur, positionnant la vie contre l’économie. Je crois qu’aujourd’hui on se rend compte que l’on n’a pas forcément sauvé plus de vies que ça. Il y a des pays qui ont très peu confinés, où qui n’ont confiné que les personnes atteintes du virus Covid-19, comme la Corée, la Suède, les Pays-Bas et l’Allemagne et qui n’ont pas eu plus de morts que ce qu’aurait provoqué, habituellement, la grippe. Ce qui est certain ? On a durablement tué l’économie avignonnaise, peut-être pour toute l’année. Ce qui aurait pu être fait ? Confronter nos idées, se mettre en ordre de marche et décaler le festival de 15 jours ?»
Le moment fondateur ? Le discours présidentiel
«Et puis il y a eu le moment fondateur. Le discours du Président Emmanuel Macron le 13 avril expliquant qu’il n’y aura rien avant le 15 juillet au moins. A partir de ce moment-là ceux qui pensaient autrement ‘n’insultons pas l’avenir et pensons aux retombées économiques d’une annulation du festival’ étaient disqualifiés. Nous ? On tenait bon. Nous nous faisions insulter, on nous disait que nous ne pensions qu’à l’argent. A partir de ce moment-là nous n’avions plus de soutien, plus de point d’appui pour maintenir l’idée qu’il puisse y avoir un festival.»
Laisser du temps au temps
«Aujourd’hui, à mi-juin, on comprend que l’on aurait pu organiser le festival à partir du 15 juillet parce que fin juin le Gouvernement expliquera que l’on pourra s’installer dans les théâtres sans distanciation sociale ni avec des masques. On aurait pu organiser le festival si l’on avait laissé du temps au temps. Pourquoi en est-on là ? Est-ce que l’Elysée a subi des pressions de producteurs, d’importantes entités économiques qui n’ont pas voulu prendre le risque de salles vides à Avignon et des lourdes pertes financières qui s’ensuivraient ? L’annulation pour cas de force majeure devenait alors la garantie de sauver leur mise et la suite démontre qu’on a été bien moins prudents sur d’autres dossiers…
« Est-ce que l’Elysée a subi des pressions de producteurs, d’importantes entités économiques qui n’ont pas voulu prendre le risque de salles vides à Avignon et des lourdes pertes financières qui s’ensuivraient ? »
Les clivages
«Les lieux qui ont soutenu qu’il n’était pas prudent de faire le festival étaient ou des lieux avec peu de charges fixes ou des lieux fonctionnant sur le partage de recettes et non pas la location de créneau. Cela met au jour un clivage persistant du festival d’Avignon qui est moins lié à la qualité artistique qu’au modèle économique des lieux. Certains lieux sont fondés sur la dynamique entrepreneuriale d’un investisseur, c’est mon cas, je ne prends pas un euro aux compagnies l’année quand elles viennent en résidence mais j’ai besoin du festival pour structurer mon année car j’ai très peu de subventions ; d’autres lieux font de la co-réalisation parce qu’ils ont obtenu de conséquentes subventions à l’année et que leur mode opératoire fait partie de leur cahier des charges… de là à préjuger d’une hiérarchie artistique…»
Des modèles économiques différents
«Leur différence ? Ils ne mettent pas en œuvre le même modèle économique. Ces différences expliquent les ‘tiraillements’ qui s’exercent au sein du Off de même que celles qui s’opèrent entre les compagnies et les lieux. Ces mêmes lieux n’obéissent pas aux mêmes logiques selon qu’ils sont éphémères, louent du matériel pour le mois puis ferment alors que nous avons investi, durablement, en matériel dans nos théâtres et que nous payons, chaque mois de l’année, un loyer.»
Le grand questionnaire
«Suite au grand questionnaire qui a été lancé sur le Off d’Avignon, nous proposerons des modifications de statuts inhérentes aux remarques les plus récurrentes. Mais il ne faut pas se leurrer, le festival reste un ‘assemblage’ de lieux passant des contrats de gré à gré entre des entrepreneurs privés sous forme associative ou d’entreprise et un millier de compagnies, donc l’on ne pourra jamais cadrer le festival de façon drastique au point qu’il ressemble au festival In. Ce que l’on pourra faire ? S’accorder plus de discipline, améliorer la qualité de l’accueil des compagnies c’est d’ailleurs ce que fait AF et C depuis cinq ans…»
Des exemples ?
«Un exemple ? Le fonds de soutien aux compagnies pour les pousser à la professionnalisation, faire en sorte que chaque comédien soit payé. Le bouche-à-oreille fait que lorsqu’un lieu n’est pas à la hauteur cela se sait au sein des compagnies et chez les programmateurs. Les programmateurs font leur choix parmi les lieux sans qu’on ait besoin de leur fournir un décodeur. Tout cela existe sans être structuré. Peut-on imaginer obtenir de l’argent public qui fasse émerger un 1er cercle de lieux doté d’exigences artistiques et d’accueil poussé parce que ça hiérarchiserait l’idée du Off ? Ça n’est pas gagné. La hiérarchie ? Elle s’est imposée d’elle-même avec une quinzaine de lieux déployant de 150 à 200 spectacles de grande qualité tirant le festival par le haut, maintenant, qu’il y ait aussi des centaines de spectacles ou plus qui ne soient pas au niveau, c’est un peu la rançon du succès.»
Le danger
«Si l’on veut brider le festival, par exemple en réduisant le nombre de salles, nous nous trouverons dans un système de numerus clausus, avec une augmentation de la valeur des lieux, des ventes à la hausse, des coûts d’amortissements élevés et donc une augmentation du nombre de créneaux loués de plus en plus chers. Le diable se cache dans les bonnes attentions.»
Pas un mais des festivals
«Aujourd’hui nous sommes dans un marché capitaliste qui propose non pas un mais des festivals Off : celui des ‘seul en scène’ ; celui des compagnies qui travaillent beaucoup avec les scènes publiques nationales, les CDN (Centres dramatiques nationaux) qui ont déjà leur public ; celui des grosses productions de sociétés privées parisiennes avec une sorte ‘d’Avignon Paris quartier d’été’, elles viennent montrer leur production où les créent à Avignon parce que c’est moins cher ici qu’à Paris et il y a Avignon des cinq scènes historiques et les cinq autres que nous sommes avec le collectif Fabriqué à Avignon: l’Artéphile, les Carmes (membre aussi des Scènes), la Factory, l’Isle 80 et le Transversal.»
« Aujourd’hui nous sommes dans un marché capitaliste, celui des grosses productions de sociétés privées parisiennes avec une sorte ‘d’Avignon Paris quartier d’été’ »
Le festival l’alpha et l’oméga d’Avignon et après ?
«Le festival, l’alpha et l’oméga d’Avignon et après ? Tout l’enjeu est là. C’est d’ailleurs l’objet de notre collectif qui a vocation à se développer : il y a un gisement sous les pieds de la ville ! L’art vivant devrait être un des piliers à l’année de l’économie de la ville. Ça voudrait dire que l’argent public devrait être réorienté ou être abondé vers cette dynamique. Notre ambition ? Une « scène nationale » originale, structurée par un maillage de 15 salles en ordre de marche à l’année qui permettraient un parcours de formation et de création à toutes les compagnies de France et au-delà. On a des outils qui restent dormants durant tout le reste de l’année, tout comme l’hébergement, la restauration…»
Avignon ? Son ADN est d’être un lieu de création permanent…
«L’ADN d’Avignon est d’être un lieu permanent de création qui ponctuerait l’année de rencontres, de lectures, de recherche de production et de co-production par exemple en décembre avant que le programme du festival ne se fasse. Les 15 lieux pourraient inviter les producteurs et co-producteurs de France et d’Europe et leur dire ‘On a, chacun, soutenu deux spectacles que l’on souhaite vous montrer’. Une trentaine de maquettes seraient ainsi soumises aux producteurs qui y adhéreraient et soutiendraient les compagnies pour le prochain festival… On pourrait créer un maillage tout au long de l’année de théâtre qui soutiendraient l’art vivant et dont le festival ne serait plus la conclusion mais le point d’orgue et pas l’excuse artistique.»
Exploiter le gisement
«La ville d’Avignon possède un potentiel incroyable de salles qui dorment à l’année alors qu’elle reste une des villes les plus pauvres de France plombée par des difficultés économiques endémiques. La Covid-19 va en poser d’autres. Dans le cadre de l’effort touristique avignonnais, notre collectif invite les élus à miser sur l’art vivant à l’année en structurant une quinzaine de lieux dans une dynamique de mutualisation d’accueil, de moyens et d’hébergement des compagnies française et européennes.
Qui est-il* ?
Laurent Rochut, écrivain et metteur en scène, administrateur de AF&C est directeur de la Factory, structure qui comprend le théâtre de l’Oulle et la salle Tomasi, lieu orienté vers le soutien à la création et ouvert toute l’année. «La salle Tomasi, d’une jauge de 110 places, est plutôt dédiée à la création émergente du territoire, pour aider les troupes en cours de professionnalisation. A l’année ? C’est plutôt un lieu de travail, de recherche car elle accueille peu de représentations. Le théâtre de l’Oulle accueille 40 semaines résidences à l’année, des compagnies plutôt affirmées travaillant sur des projets artistiques ambitieux : danse contemporaine, art circassien, théâtre. Nous avons créé, avec quatre autres scènes d’Avignon Théâtre des Carmes, le Transversal, l’Artéphile, l’Isle 80 un collectif ‘Fabriqué à Avignon’, structure qui aura pour vocation de se développer, notamment avec le soutien du ministère de la Culture, notre ambition ? Augmenter nos standards d’accueil, aider à l’hébergement, au déplacement de la compagnie, offrir une bourse sur certains projets lors des résidences que nous accueillons à l’année.»