Jürgen Debald est le fondateur et dirigeant de Bleu Vert, grossiste, distributeur, et concepteur de produits cosmétiques bio installé à Caumont-sur- Durance dans un ancien mas transformé et revu en un bâtiment à énergie positive. Cet autodidacte discret, érudit et fonceur qui avoue être plutôt rock’n’ roll se prépare désormais à laisser les rênes de l’entreprise à son fils Maxime. L’Enjeu ? 13,5 M€ de chiffre d’affaires et 38 salariés.
Jürgen Debald est un dirigeant d’entreprise franco-allemand né en 1956 (64 ans) et établi en France depuis 1986. Très jeune, il milite au sein d’associations contre le nucléaire. Il a été libraire, boulanger, a participé à la création de l’une des 1res boulangeries bio (Kabouter à Duisbourg, www.kabouter.de) auto-gérée avec 15 autres personnes, ainsi qu’à la création d’un magazine de consommation écologique ‘Mahlzeit’ pour lequel il investigue et écrit. En 1985 il participe à la création de la filiale française de Rapunzel devenu Raiponce, l’une des plus grandes enseignes de l’alimentation bio en France. Il dirige la société Bleu Vert depuis plus de 22 ans, société établie, en 2010, à Caumont-sur-Durance.
■ Savoir évoluer
Au commencement Jürgen Debald crée Bleu Vert en 1998 (22 ans) pour lier les laboratoires allemands de cosmétiques naturels et bio aux magasins bio français et à leurs clients, augmentant, au fil des ans, les références distribuées sur le territoire. En 2005, il collabore indirectement à l’émission d’Envoyé spécial sur les cosmétiques, fournissant aux journalistes des pistes pour décrypter le monde du cosmétique naturel. A la suite de l’émission, les produits cosmétiques naturels et bio connaissent un vrai boum.
« Je suis un homme plutôt rock’n’roll dans l’esprit ; je bouge, je bouscule, je me fous des conventions, je suis fidèle à qui je suis et à ma jeunesse et j’aime le jazz. Je vais beaucoup en concert, je roule en moto, une Ducati, et en Tesla. Je n’ai jamais été formé pour être dirigeant. Je suis autodidacte, comme d’ailleurs beaucoup de patrons de Pme. »
Interview
■ A quoi fait référence le nom de votre société ‘Bleu Vert’ ?
« Je suis un vert qui a les yeux bleus, écologiste convaincu depuis mes 20 ans. J’ai fait mes armes dans le mouvement anti-nucléaire en Alle- magne. J’ai également travaillé dans une société dénommée maintenant Raiponce mais qui auparavant s’ap- pelait Rapunzel et il fallait épeler plusieurs fois son nom au téléphone avant que les gens comprennent. Bleu Vert, au moins, c’est clair, ça parle à tout le monde et c’est facile à mémoriser. Les couleurs bleue et verte sont un choix qui s’est d’ail- leurs généralisé dans le monde des produits naturels. »
■ Vous avez participé à la création d’une des 1res boulangeries bio, à la création de l’enseigne d’importateur-distributeur Rapunzel-Raiponce, à celle d’un magazine destiné aux consommateurs écologistes ? Comment l’écologie s’est-elle inscrite dans votre ADN ? Pourquoi ?
« Oui, Rapunzel-Raiponce est le 1er importateur et distributeur de produits alimentaires bio, fournisseur des magasins bio en Allemagne. L’enseigne a d’ailleurs créé une filiale en France dans les années 1991. J’ai également créé un magazine gratuit avec un copain : ‘Mahlzeit’ (Bon app’ en français mais qui pourrait aussi se traduire par ‘c’est ainsi’, comme une forme de constat. Ce mensuel, auquel nous étions deux à collaborer, traitait des liens entre l’alimentation et l’écologie et était distribué par les magasins bio en Allemagne dans les années 1980-1990. Il était tiré entre 50 et 100 000 exemplaires et bien plus encore lorsque nous avons traité de l’accident nucléaire de Tchernobyl car le besoin d’information était important et Internet n’existait pas encore. Le titre a vécu 20 ans. Ce genre de magazine connaît un franc succès en Allemagne. Sa forme ? Plus de 100 pages et des tirages proches du million d’exemplaire. Ils sont plus nombreux et plus étoffés qu’en France. Quant à l’écologie elle ne relève pas d’une décision. C’est comme les grands choix de la vie. Ils viennent à vous, ce n’est pas vous qui les choisissez. Ils sont des évidences. »
« Le gentleman agreement dans le cas de la dissolution d’une entreprise ou d’une association, c’est séparer et quantifier les domaines d’activité, puis choisir ce que chacun veut garder qui corresponde à sa nature. Ainsi tout le monde est satisfait, les relations sont apaisées et l’on reste bons amis. C’est la meilleure formule pour se séparer en bons termes. »
■ Vous semblez être sensible aux tendances et, en même temps, très indépendant dans votre cheminement entrepreneurial. Vous préférez avancer seul ?
« Non pas du tout. J’aime beaucoup partager. Nous faisons partie de plusieurs clubs d’entreprises comme Semailles, La Garance, Aval Bio- Paca (filière bio en région Sud des entreprises de transformation)… »
■ Etes-vous plutôt un homme pressé ou un homme posé ?
« Je suis en train de passer de l’un à l’autre, notamment en organisant la transmission de l’entreprise à mon fils, Maxime, donc je m’exerce à prendre un peu plus de recul et à devenir le sage conseiller qui parle peu. J’ai du mal avec ça mais je m’entraîne. »
■ Quel est le moteur qui vous fait vous lever chaque matin ?
« L’habitude ? (rire)… Une vie qui fait sens, à la fois pour les personnes avec lesquelles je travaille et sur l’objet même de l’entreprise. Je ne me pose pas la question. Je me lève quand le réveil sonne et je le fais assez tard parce que je me couche tard. Mon amplitude horaire de travail ? 9h15-19h30. »
■ Comment et pourquoi vous être intéressé à la cosmétique naturelle et bio ?
« C’est lié à l’histoire de l’entreprise dont j’étais l’un des fondateurs, une filiale de Rapunzel-Raiponce. Nous étions deux associés, avec François Llado (ancien président du Centre des jeunes dirigeants d’Avignon), à parts égales et avons travaillé 7 ans comme co-gérants. Pour simplifier ? J’étais plus traitement texte et PAO (Publication assistée par ordinateur) et lui plus Excel (tableur) ». « Vous étiez dans la promotion, développe- ment et la commercialisation et lui dans la gestion ? » « C’est ça ! Nous nous sommes quittés en très bons termes en séparant toutes les activités de l’entreprise et en choisissant, chacun, celles que nous voulions conserver. Ce principe très simple nous a permis de rester en très bonne entente. »
■ Comment l’entreprise est-elle née ?
« Nous étions tous les deux salariés d’une entreprise allemande qui importait de France des fruits et légumes bio et exportait d’Allemagne des produits alimentaires transformés. Cette entreprise avait voulu, dès les années 1990, se lancer dans la traçabilité alors que l’informatique à cette époque ne le permettait pas. Elle a connu des difficultés de gestion et a fait faillite. Tous les salariés ont continué à travailler pendant 4 mois sans être payés afin de tout faire pour rembourser les paysans, puis un fonds de secours nous a ensuite versé les salaires non perçus. Nous ne pouvions faire autrement car nous connaissions ces paysans. »
■ Le marché de la cosmétique naturelle et bio est-il en pleine évolution ?
« Oui ! Ce marché a émergé en 2001-2002 lorsque le cahier des charges ‘Cosmétiques naturels et bio’ a été créé d’abord en Allemagne puis en France. Les termes étaient enfin définis avec rigueur ainsi que la mise en place d’un système de contrôle. Ce socle a permis à la filière d’évoluer. Auparavant, en 1998, la crise de la vache folle (encéphalopathie spongiforme bovine ESB) avait déjà sensibilisé le public puis à nouveau en 2008. Le marché du bio progresse à chaque crise sanitaire, comme une valeur refuge, une promesse de sécurité. Même là, avec le Covid-19, alors qu’il n’y a aucun lien ! De toute évidence les magasins spécialisés sont nettement plus agiles et réagissent de façon plus pertinente que les GMS (Grandes et moyennes surfaces) dont la gestion est centralisée. On l’a vu pendant la crise : les magasins spécialisés n’ont pas connu les ruptures des GMS. Les systèmes trop centralisés ne sont pas assez agiles : j’ai, par exemple, pu acheter des masques longtemps avant que l’Etat ne soit en capacité de les fournir parce que je connaissais des commerçants en lien direct avec la Chine. »
■ Un point sur l’activité
« La demande pour les cosmétiques bio a connu un véritable engouement entre 2005 et 2008 à partir du moment où a été évoqué le ‘Sans parabène’, non pas pour ce qu’est le Parabène (parahydroxybenzoate d’alkyle aux propriétés antibactérienne, antifongique, conservateur des cosmétiques, médicaments et aliments, récepteur des œstrogènes, peut-être impliqué dans le cancer du sein) mais parce que le mot était facile à retenir et faisait partie d’une liste d’ingrédients possiblement néfastes pour la santé. Cela a provoqué une prise de conscience au sein du grand public. Les formules des cosmétiques se sont améliorées donnant une nouvelle dimension et une vraie légitimité aux produits cosmétiques bio. »
« La crise du Covid-19 a mis en évidence l’agilité et la performance des petites unités face aux organisations bureaucratiques centralisées et très hiérarchisées. »
■ Sur quelles stratégies pariez- vous pour développer votre portefeuille clients ?
« Nous possédons un portefeuille de 2 000 clients, pour la plupart des magasins bio spécialisés qui se portent bien malgré la concurrence accrue des rayons bio en grande surface. Ces rayons, d’ailleurs, habituent les consommateurs au bio qui, tôt ou tard, franchiront la porte des magasins bio spécialisés. Ceux-ci connaîtront d’ailleurs un réel succès s’ils sont bien organisés, que l’accueil y est sympa et que les vendeurs y donnent des conseils pertinents. L’après Covid nous rapproche des petites structures ce qui est la réalité des magasins bio qui s’étendent sur entre 200 et 800 m2. Pourquoi ? Parce que la taille de petites supérettes vous permet de faire connaissance avec la dizaine de vendeurs qui y travaillent, où le contact est humanisé alors qu’il est absent en GMS et que les grands espaces produisent un sentiment anxiogène. Je crois que les grands formats de distribution dédiés aux particuliers subiront durablement une baisse de fréquentation. Les plus petites structures sont plus sympas et pas vraiment plus chères. »
■ Le télétravail
« Le télétravail n’a pas été une difficulté car nous avions un serveur performant et beaucoup de nos salariés étaient déjà équipés d’un ordinateur portable. Nos cadres vont d’ailleurs être formés au télétravail car cette nouvelle façon d’œuvrer demande d’aborder de nouvelles règles de management, des points pratiques comme de poser un cadre cohérent afin de ne pas s’épuiser : à quel moment dois-je travailler et cesser de travailler. D’ailleurs, en février dernier, les salariés et moi avions travaillé, à la demande de quelques-uns, sur une charte à ce propos. J’avoue n’avoir pas du tout été séduit, voire avoir été hostile à cette formule pour, ensuite, complètement changer d’avis. Trois semaines après débutait la crise du Covid ! Finalement le télétravail a été généralisé : commerce, marketing, compta, tout le monde a télé-travaillé. La question de l’habitat, évidemment, se pose, certains ont vécu pleinement cette expérience, de ne plus faire la route pour se rendre au travail, d’autres ont été en difficulté, notamment les parents d’enfants, les mères célibataires… Tant que les écoles sont fermées les solutions n’existent pas vraiment. Le système a aussi montré ses limites. »
■ Quel poids pèsent les labels et les marques dans l’entreprise ? Sont-ils indispensables à son développement ?
« Oui, absolument ! Les labels sont une promesse de qualité vérifiée et validée et les marques développent leurs propres histoire et discours avec leur propre choix de qualité, parfums, positionnement de prix à partir de ce socle solide, qui est la base de la confiance des consommateurs… Les labels avec leurs certifications basées sur un cahier des charges ont été le point de départ du développement des cosmétiques. Cela a apporté de la clarté dans une situation brouillée. »
■ Quels sont vos concurrents et quels leviers utilisez-vous pour asseoir votre différence et votre développement ?
« Nos concurrents sont essentiellement des marques nationales en grande partie françaises : le Groupe Léa nature, le plus grand acteur en France… Beaucoup de marques ont été rachetées : Sanoflore par L’Oréal, Florame par l’Occitane… Comment se différencier ? En créant de nouveaux produits. Actuellement, nous parions sur les gels douche, crème ‘Je suis bio’. L’accueil sur le marché est extrêmement positif. Nous en faisons la formulation, le sourcing (approvisionnement) produits puis travaillons avec des façonniers que nous avons, au préalable, audités. »
■ Comment préparez-vous la transmission de l’entreprise à votre fils ?
« Mon fils, Maxime, a pris à 26 ans la décision d’intégrer l’entreprise. Il y travaille, maintenant, depuis 3 ans et est actuellement adjoint à la direction. Il a fait ses premières armes en tant que commercial en Île-de-France, connaît le terrain et ses problématiques et s’est formé à prendre ma succession. Aujourd’hui, je suis dans l’opérationnel à 95%, demain ce sera beau- coup moins. Mon rôle dans les 3 à 5 ans à venir va être de devenir le conseiller de mon fils. »
« La crise du Covid-19 a mis en évidence l’agilité et la performance des petites unités face aux organisations bureaucratiques centralisées et très hiérarchisées. »
■ Avez-vous une actualité ?
« Oui qui s’appelle Covid-19. Le Covid-19 nous fait vivre une situation inédite. Que vous inspire ce que nous vivons ? Je me refuse à analyser la situation avec une grille préexistante. Il faut penser nouveau, se forger une opinion sur l’inconnu, chercher de nouvelles sources d’information et de réflexion. D’un point de vue économique, l’Europe et la France vont mobiliser beau- coup d’argent, ça pourrait être l’opportunité de concevoir l’économie différemment et d’investir pour tendre vers une baisse durable de nos émissions de carbone. Nous pourrions nous engager plus hardiment sur les énergies renouvelables, intégrer l’énergie éolienne qui connaît, actuellement, une grave crise. Les grandes entreprises ont un poids important et pourtant ce ne sont pas de grands employeurs. Ce sont les petits employeurs et la croissance générée dans les grands groupes qui fondent l’économie. Je pense que la France n’est pas malade de ses grands groupes mais plutôt qu’elle manque d’entreprises de taille intermédiaire comme celles employant de 1 000 à 10 000 salariés. La force de l’Allemagne est de posséder un tissu industriel d’entreprises de cette taille-là. Des entreprises agiles où les actionnaires et les dirigeants sont souvent identiques et travaillent au cœur de l’entreprise. Le point fort de la Pme (Petite et moyenne entreprise) ? Le propriétaire est dans l’entreprise et connaît ses salariés. Je suis très loin du capitalisme financier… L’entrepreneur et le financier ne font pas le même métier, ils fonctionnent, chacun selon sa propre logique. »
■ Quels moyens mettez-vous en place pour sauvegarder et continuer à tracer un avenir à Bleu Vert ?
« Je parie sur l’innovation en termes de produits et de distribution, notamment avec la parapharmacie. Nous avons naturellement des connexions avec elle. Nous partageons les mêmes valeurs et approches. »
■ Souhaitez-vous évoquer un sujet qui ne l’aurait pas été ?
« La Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Très jeune, j’ai travaillé dans des entreprises auto-gérée parce que je n’avais pas envie de travailler dans un environnement hostile. Plusieurs dizaines d’années après j’ai appris que c’était de la RSE ! »
■ Pour le volet sociétal
« Dans le volet sociétal du RSE nous sommes membres du club des entreprises partenaires de Semailles, Jardin de Cocagne à Avignon pour l’insertion professionnelle par le maraîchage bio, des Compagnons de la Garance, Scène nationale de Cavaillon. Au chapitre environne- mental, nous faisons le commerce de produits éco-conçus, bio et fairtrade (équitable). »
« Une des conséquencesdu Covid-19 ? La préférence des consommateurs pour de plus petites surfaces de vente. »
■ Pour les émissions de CO2
« Nous compensons nos émissions de CO2 occasionnées par le transport de marchandises en amont et en aval, des salariés et du bâtiment par un projet avec l’ONG (Organisation non gouvernementale) Kinomé sur un projet d’agroforesterie autour de l’arbre Moringa, au Togo. Les feuilles de l’arbre sont utilisées en complément alimentaire pour des élèves de 3 écoles autour du projet. Un vecteur puissant contre la malnutrition. Nous bénéficions d’une consommation basse énergie grâce à une isolation optimisée, un générateur photovoltaïque qui fait que notre bâtiment est producteur d’énergie, le chauffage et le rafraîchissement du bâtiment se fait par géothermie (PAC eau/eau), pour la construction nous avons utilisé des matériaux de construction naturels : pierre, bois, argile, chaux, la terrasse est végétalisée et nous avons mis en place une phyto-épuration des eaux usées. Nos achats de consommables sont écologiques et responsables. »
■ Pour le volet social et Ressources humaines
« Au chapitre de l’intéressement, 25% du résultat est distribué aux salariés, de façon égalitaire. Notre plan de formation plafonne à 300% des obligations légales et pour lequel nous contribuons à hauteur de 1%. Nous avons choisi une mutuelle qualitative gratuite pour chaque salarié. Le mobilier est ergonomique et les postes de travail sont étudiés, un travail que nous avons réalisé en partenariat avec le médecin du travail. Le coût total du programme social en 2016 était de 236 000€ pour 30 salariés. »
■ Fonctionnement et gouvernance de l’entreprise
« Nous organisons des réunions de service régulièrement. Une réunion entreprise réunit l’ensemble des salariés une à deux fois par an. Un entre- tien individuel annuel est réalisé avec tous les salariés. Les chiffres- clés de l’entreprise sont communiqués lors de la réunion ‘bilan’ annuelle de l’entreprise. Nous avons créé un blog de communication interne. Les délégués du personnel sont impliqués dans la bonne marche de l’entreprise et dans le Comité des fêtes. »
■ Plusieurs récompenses RSE
L’entreprise Bleu Vert a reçu plusieurs récompenses pour sa gestion de la RSE : 2010 lauréat ‘coup de cœur’ RSE PACA du département du Vaucluse et ensuite de la région Paca ; 2013 label d’excellence ‘Agir pour l’avenir’ de Generali.