Eva Jospin expose ses œuvres au Palais des Papes jusqu’au 7 janvier 2024. La grande artiste plasticienne que l’on dirait tout droit sortie d’une toile de la Renaissance, a construit un parcours crescendo débutant sur de petites œuvres pour clore sur de prodigieux édifices. Sa vision d’une nature à la fois primaire et supérieure, entrelaçant d’anciens édifices et folies oubliés se déploie, somptueuse, archaïque, tentaculaire dans le plus grand édifice baroque du monde.
La surprise ?
Elle s’épanouit dans la salle du Grand Tinel où l’artiste a fait se conjuguer les temps, celui des papes et aujourd’hui en plaçant trois immenses tentures, là où sans doute, elles figuraient autrement et autrefois. En cela, Eva Jospin ressuscite le passé et foudroie le présent.
Eva Jospin
Non, pas la fille de l’ancien premier ministre, même si oui, c’est son papa. Mais juste Eva Jospin. Un prénom et un nom durablement ancrés dans l’univers de l’art contemporain. Un art sensible, précis, prodigieux, monumental et aussi raffiné, fourmillant de microscopiques détails. Principalement carton, il se fait aussi bronze et soie, et puis aussi béton, mais cela c’est ailleurs.
Du croquis à sa réalisation ?
«Il y a un mois entre le projet et le dessin, précise Eva Jospin, puis le temps est consacré à la structure en bois pour tenir et donner une âme à la sculpture, puis arrive la phase de réalisation qui s’étendra sur 3 à 4 mois sur une œuvre. Pour cela je monte une équipe autour de moi. Deux personnes sont le plus souvent au cœur de mon équipe puis d’autres s’y rattachent selon les projets. Pour Nymphées une dizaine de personnes ont été nécessaires, en moyenne c’est 5 à 6 personnes par projet. J’ai la chance de travailler avec des fidèles (rires). Ce qui est présenté au Palais des papes cristallise plus d’un an de travail.»
«Je travaille tout d’abord
sur croquis puis sur ordinateur pour concevoir les plans architecturaux. Pour la suspension ‘Empirée’ de la Cuisine haute j’ai collaboré avec des artisans métalliers, verriers, mouleur. Nous sommes dans l’esprit du Palais, de dialogue entre les artistes et les artisans… des compagnons. Un dialogue qui s’est interrompu lorsque, à un moment, le choix a été fait de s’adresser aux industriels. Je travaille d’ailleurs avec les compagnons du Devoir. J’ai également développé un savoir-faire pour travailler mon matériau que je transmets à mes collaborateurs. Dans d’autres cas je m’appuie, au contraire, sur les compétences de ferronniers, de mouleur, de très grands brodeurs, notamment à Mumbai (Bombay) en Inde, qui vont m’apprendre de leurs savoirs. »
Pourquoi le carton ?
«Parce que depuis qu’il existe, au tout début de l’air industriel, le carton a traversé les arts. On le retrouve déjà dans les œuvres de Picasso et Braque. Les artistes ont épousé le monde contemporain et ont donc toujours parlé des matériaux de ce monde. Les peintres et poètes romantiques étaient déjà en train de parler de la transformation du monde. Moi, j’ai poussé le jeu à ses extrémités. J’utilise le carton pour la liberté qu’il apporte parce qu’on peut le travailler, le retravailler, le jeter, le reprendre. On sort dans la rue et on peut l’accumuler. Il est d’une simplicité d’accès et à la source de possibilités de transformations permanentes. Et pourtant, dès les premières œuvres qui étaient ces forêts, il y a cette idée circulaire de partir d’un matériau par l’artifice et la forme pour regagner son origine primaire. Mes œuvres utilisent à la fois un matériau industriel mais, pour la plus grande part, des découpes manuelles, ce qui va à l’encontre de l’industrialisation.»
«Ma forêt préférée ?
Les forêts de montagne qui allient le végétal et le monde minéral. J’adore le Mont Ventoux où j’ai été reçue, petite, dans la maison de ma tante à Malaucène. Je nourris un lien d’enfance avec ce département. J’y ai passé beaucoup de temps, avec mes parents, à côté des Alpilles. J’avais 7 ans la première fois que je suis venue à Avignon, puis, adolescente, je fréquentais le Festival d’Avignon avec une amie. On allait voir les spectacles du Off mais pas le In car nous n’avions pas de billets. Après ce fut la découverte du Palais des papes, et, encore, de la Collection Lambert.»
«Ce que j’aime dans cette région ?
C’est qu’on ne vit pas seulement dans une région mais dans des villes qui rayonnent entre Arles, Avignon, Orange, Vaison-la-Romaine, Marseille… C’est extraordinaire par rapport à Paris où l’on vit cette concentration, car Paris a absorbé tout ce qui pouvait se passer autour. Le Sud est un maillage incroyable qui vous convie à être à plusieurs endroits à la fois. Tout le monde travaille à un endroit mais vit à un autre endroit. Cette mobilité sur le territoire me plait beaucoup. Serais-je à Avignon en juillet ? Oui et j’irai voir des spectacles.»
«Qui achète mes œuvres ?
Si les musées achètent un peu, ils ont hélas peu de moyens, ce sont surtout les collectionneurs. Je travaille, entre autres, avec la galerie Continua, Suzanne Tarasiève. Les œuvres monumentales, plus imposantes, sont moins collectionnées, elles sont plutôt dévolues aux espaces d’exposition. Mes œuvres figurent également à la Collection Lambert au gré de ‘petits chefs d’œuvres de compagnons’, qui sont comme des minis mondes et des broderies. Cela s’appelle Contre monde, parce que c’est l’exemple contraire au Palais des papes. Alors que nous sommes, ici, au Palais, en dialogue avec le patrimoine, dans des lieux majestueux, gigantesques et chargés d’histoire et du divin, au contraire, les espaces en sous-sol de la Collection Lambert sont le symbole de la démonstration contemporaine avec le White cube, avec une lumière plus clinique. J’y présente également deux vidéos. »
«L’affiche ?
Je l’ai conçue avec la graphiste Line Célo à partir du dessin préparatoire de l’œuvre Côté cour côté jardin, exposée au Palais. Elle a ensuite trouvé cette typographie, cet agencement, ce rose. L’affiche est à la fois graphique, sans image ni photo, c’est juste mon dessin. Le rendu est doux ce qui est important lorsque l’affiche, qui se multiplie, doit épouser la ville sans l’agresser.
«Prochainement ?
Je travaille sur une œuvre pérenne et monumentale en béton et bronze pour le métro parisien. Elle sera installée au-dessus de la nouvelle station Kremlin bicêtre de la ligne 14. Auparavant ? J’avais déjà travaillé le béton, notamment pour deux façades l’une à Massy-Palaiseau et l’autre à Bagneux.»
Palazzo, l’expo
Au fil de la déambulation nous découvrons, dans la chapelle Saint-Martial, une petite grotte en bronze, sculptée de détails, que nous avions vue auparavant dans sa version en carton et coquillages. Arrivés au Grand Tinel, Eva Jospin explique : « Cette salle a longtemps accueilli des tentures dont l’on aperçoit encore les crochets, j’ai choisi d’y installer 3 lés de broderies.»
Fascinantes rencontres
«Ce projet a été conçu lorsque j’étais à la Villa Medicis, se rappelle Eva Jospin, alors que j’avais visité le Palais Colonna à Rome, et notamment la salle des broderies qui représente une forêt avec des animaux et un peu de jungle. Cela m’a inspiré l’envie de travailler sur des tentures colorées, le trait du dessin devenant le fil de broderie. Ce projet a pu voir le jour grâce à une importante rencontre avec Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior. Nous avons beaucoup de goût en commun dans l’art et une culture commune de l’Italie, pays avec lequel je suis liée depuis plus de 30 ans maintenant. C’est ainsi que Maria Grazia, depuis qu’elle est à la tête de cette grande maison, donne la possibilité aux femmes artistes, connues ou pas, d’intervenir lors des défilés Dior.»
«On a l’impression que les broderies ‘Chambre de soie’
–il y a cette idée de l’ouvrage de Virginia Woolf, avec la nécessité d’avoir une chambre à soi, un espace qui ne serait pas contaminé par le quotidien des devoirs de la femme qui risque d’être récupérée par l’ange de la domesticité- ont été faites pour ici. La douceur de la lumière, des pierres et du plafond dans la pièce forment comme un ondoiement des couleurs.»
Eva Jospin présente ici trois tapisseries de 10m de long sur 3 mètres de hauteur
qui ont été réalisées pour un défilé Dior –Automne, Hiver 2021-22 et évoquent une promenade imaginaire au gré d’une grotte un peu baroque, puis d’une forêt, la découverte d’un petit édifice sous la forme d’une folie. « Ce que je recherche ? Que l’on se perde dans une profusion de détails dans ces œuvres monumentales. Les tapisseries ont été exécutées en Inde à Mumbai –où 100 000 brodeurs exercent leur talent- et sont les dépositaires de savoir-faire millénaires.
La cuisine haute
accueille la suspension ‘Empirée’, retenue dans le conduit de la cheminée à 20m de hauteur, comment Eva Jospin. Celle-ci fait partie des œuvres exécutées pour l’exposition du Palais des papes. L’idée ? Reprendre l’escalier à double hélice et évoquer le contre-palais, le palais bis, ce palais ici en opposition au Palais de Rome. C’est aussi l’idée du ciel Empirée, théorie d’Aristote sur les 9 ciels en couches successives établies les unes au-dessus des autres, le 9e ciel étant celui du Dieu. C’est aussi ‘le paradis’, un moment dans la Divine comédie, lorsque Dante arrive à rejoindre Béatrice qui se situe dans le 8e ciel juste avant Dieu. »
La Chambre de parement
accueille Galleria, une imposante forêt sculptée de bois et de carton, longue de 6m sur une hauteur de 3,82m.
La grande chapelle
devient l’écrin de Nymphées, un décor réalisé pour le défilé Dior printemps été 2023. Il y a aussi le Cénotaphe, réalisé à l’occasion d’une exposition personnelle de l’artiste à l’abbaye de Montmajour à Arles réalisé en carton, papier coloré, coquillage, liège et laiton. Et puis il y a Côté cour et côté jardin réalisé pour le lancement de la carte blanche à Eva Jospin par les champagnes Ruinart au Carreau du temple en mars dernier.
«Côté cour-Côté jardin évoque le théâtre et raconte la scénographie à partir d’une scène fixe où le visiteur opère lui-même grâce à son déplacement, le changement de décor. Le Côté cour représente la place, le palais, la ville, l’organisation sociale, l’ordre, la Loi, et Côté jardin, une forêt-grotte, entre minéral et végétal qui représente le chaos, les passions, l’obscurité, la peur, le merveilleux, peut-être l’amour, la tragédie, de l’ordre du sentiment qui est moins maîtrisé. Les acteurs y sont symbolisés par des formes, comme des pétrifications de pierres. Puis vient le Cénotaphe, un tombeau en l’absence de corps, l’œuvre évoque ceux qui ont été là mais sont désormais absents. Dans toutes mes œuvres, l’idée de la traversée, peut-être initiatique, est rémanente. On commence par la forêt, mais aussi l’évocation possible de jardins. Les architectures des œuvres sont plus proches de la folie architecturale que de l’architecture elle-même. »
Enfin une salle déroule un reportage photos et d’amples explications sur le travail d’Eva Jospin ainsi que des vidéos, magnifique conclusion pour appréhender le phénoménal et très exigeant travail d’une artiste aussi prolixe que talentueuse.
Les infos pratiques
La grande exposition : Palazzo Eva Jospin
Pour sa Grande Exposition annuelle, le Palais des Papes propose une découverte onirique des œuvres de l’artiste plasticienne Eva Jospin, qui occupent plusieurs salles du plus grand palais gothique au monde du 30 juin au 7 janvier 2024. La visite de l’exposition est comprise dans le billet d’entrée (12€ à 17€) du Palais des papes. 9h-19h. Place du palais, Avignon. Des visites guidées du Palais et de l’exposition sont organisées.
Collection Lambert. Contre-Monde, jusqu’au 17 septembre 2023. Dans le cadre de Carte Blanche Ruinart lors du Festival d’Avignon avec le soutien de la Maison Ruinart et de la galerie Suzanne Tarasiève, Galleria Continua. Paysages de la Champagne et de son histoire. Collection Lambert. 5, rue Violette à Avignon.
Ils ont dit :
Cécile Helle, maire d’Avignon
«Je remercie Eva Jospin d’avoir accepté, il y a quelques mois, d’investir le Palais des papes. J’avais été touchée par ses œuvres et alors que je découvre l’exposition, je vois et sens qu’elle s’est emparée du lieu, notamment avec des œuvres spécifiquement créées pour le Palais des papes. J’aime confronter ce lieu ancien aux œuvres contemporaines. Ce que l’on recherche avec ces grandes expositions ? Non pas dérouter le public, mais faire découvrir à la fois le Palais des papes et une artiste contemporaine inscrite dans son temps. Je voulais dire à Eva que cette exposition produit un effet Waouh et que la déambulation crescendo fonctionne. On commence par une œuvre intimiste dans la chapelle pour, en fin de parcours, faire la découverte ultime de ces trois œuvres dans la grande chapelle. La surprise est totale. Ce que j’aime dans les œuvres d’Eva ? La place de la nature, de la forêt, des branches et des éléments construits et bâtis ce qui m’évoque une renaturation poétique de la ville. Il était aussi important de choisir une artiste femme ce qui n’est pas neutre dans le monde d’aujourd’hui.»
Arnaud Pignol directeur-général, Avignon Tourisme
«Cécile Helle, très sensible à l’art contemporain et aux œuvres de certains artistes connaissait le travail d’Eva Jospin, commente Arnaud Pignol. Elle lui a donc demandé de présenter son travail pour la Grande exposition annuelle du Palais des papes. C’était d’autant plus facile qu’Eva Jospin avait des attaches dans cette région qu’elle connait bien et qu’elle a connu les différents monuments de la ville à tous les âges de sa vie. Lorsque nous l’avons contactée, elle nous a répondu qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir le faire. C’est un élément important, pour les artistes, d’être exposé au Palais des papes, comme étant le centre de la Grande exposition, sur plusieurs mois et vu par plusieurs centaines de milliers de visiteurs. Eva Jospin a su créer une résonance particulière entre les lieux, sa façon de créer et les œuvres parce qu’au moment du repérage, elle a éprouvé des émotions particulières. Combien ça coûte ? On ne divulgue pas ce genre d’information parce que tout dépend des partenariats passés, des modalités contractuelles…»
Le modèle économique ?
«Nous avons des retombées extérieures générées par l’exposition, notamment pour des personnes qui connaissent le Palais mais n’y sont pas retournées depuis longtemps et qui vont y revenir justement pour voir le Palais sous un angle différent ainsi que les œuvres d’Eva Jospin parce qu’elle est très connue et insérée dans le paysage de l’art contemporain. Enfin il y a ceux qui connaissent l’artiste et qui viendront rien que pour elle. A cela s’allie le pic habituel de fréquentation de la visite du Palais des papes en juillet et août. Nous sommes dans le co-branding et le win-win (sourire). En conclusion ? Eva Jospin est une artiste extrêmement talentueuse et aussi extraordinairement simple. L’installation de cette exposition pourtant très complexe à monter, dans un monument du 14e siècle, sans doute bien moins accessible qu’une salle d’exposition moderne conçue pour cela, s’est passée dans une vraie fluidité, dans un esprit de compréhension mutuel.»