Les amoureux d’art peuvent se délecter d’une fascinante exposition à Apt, jusqu’au 19 mars 2022. Guidé par les explications passionnantes de Justine Bernardoni, L’Echo du mardi s’est plongé dans ce voyage artistique signé la Fondation Blachère.
« Aller au-delà de la simple copie », c’est en substance la mission que s’est donnée la pléiade d’artistes d’Afrique et de la diaspora. Pour cette exposition ‘Re-création’, les prodiges de la matière réinventent le message, affirment leur opinion politique, réinterprètent les formes, inversent les rôles. Dans la pénombre de cette salle principale, la lumière jaillit des œuvres pour inonder notre visage. Elle éclaire notre esprit comme elle écorche notre conscience. Ne cherchez pas à vous y soustraire, le regard des protagonistes sur les murs vous suivra, où que vous alliez. Les œuvres nous jugent, l’inquisition nous plonge dans les méandres historiques des rapports entre Occident et Afrique.
Si l’art européen a été au centre du monde artistique pendant des siècles, n’a-t-il pas été lui-même influencé par l’art africain au début du 20e siècle ? Occident et Afrique, les liens sont réinterprétés, le dogme est chamboulé. Ainsi, Laure, la servante noire prend la place d’Olympia dans l’œuvre d’Aimé Mpané et passe au premier plan, reléguant à l’arrière celle qui a été admirée depuis 1863.
Des grands classiques tels que Le déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet ou La grande odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres, des plongées au cœur de l’univers et des influences de grands maîtres comme Pablo Picasso ou Paul Gauguin, ou des genres incontournables telle la nature morte, tout est mis en œuvre par les artistes invités dans cette exposition pour re-créer, ré-inventer, re-visiter.
Les œuvres exposées appartenaient déjà à la Collection Blachère, d’autres ont été réalisées par des artistes venus en résidence de création ou prêtées par des galeries, musées et collectionneurs amis. A suivre, quelques œuvres sélectionnées par nos soins, dont la puissance d’évocation n’a d’égal que la beauté artistique.
‘A reversed retrogress : scene 2’, de Mary Sibande (Afrique du sud)
Une sculpture aussi énigmatique que poignante. Les dimensions confèrent une aura magnétique à ces racines gigantesques qui accaparent l’espace et menacent de nous engloutir. L’artiste évoque son « alter-ego », Sophie, et aborde la construction de l’identité dans le contexte post-apartheid sud-africain, ainsi que les stéréotypes véhiculés sur la femme noire. Les racines tentaculaires dont elle semble se libérer forment un lien ombilical à la fois vital mais dont il faut un jour se défaire. La couleur mauve fait référence à ‘Purple rain protest’ de 1989, une manifestation durant laquelle la police pulvérisa de la teinture violette pour distinguer les manifestants contre l’apartheid. Coup de cœur de la rédaction, cette œuvre est universelle. Sa poésie fait écho à chaque histoire, chaque racine qui nous empêche d’éclore. Rang social, culture, famille, couleur politique, ces racines sont-elles des chaînes ou les garde-fous de notre existence ?
‘Un ballo in maschera’, Yinka Shonibare CBE (Angleterre-Nigéria)
L’artiste prend le parti de remplacer ses toiles par du tissu wax ‘kitenge’. Le tissu, présupposé comme africain, devient primordial dans sa démarche artistique. Yinka affuble le portrait des saints de masques africains inspirés de la vaste collection de Picasso. Il met en avant par cette revisite l’importance de ces masques dans la naissance de l’art moderne. ‘Un ballo in maschera’ propose une imitation grandeur nature de l’opéra de Giuseppe Verdi de 1858. Inspiré par l’assassinat du roi de Suède lors d’un bal masqué à l’Opera de Stockholm en 1752, il use de l’élaboration de ce drame costumé pour mettre en scène l’arrogance des classes aisées du siècle des Lumières. Dans l’ilot central, les silhouettes colorées attirent le regard incrédule. Les couleurs sont vives, le style est royal, le tissu est noble. Un pied de nez aux codes vestimentaires et à leur symbolique. Face au carcan civilisationnel et au poids de la doxa, les hommes s’approprient les codes, créent leur propre signature. Joli !
‘La vierge bleue’, Marc Padeu (Cameroun)
La généreuse et flamboyante auréole de la vierge bleue est mystique. Elle nous attire comme un amant, véritable brasier ardent dans la pénombre de la salle. Les couleurs vives et le bleu dominant tranchent avec les toiles voisines et leur sobriété. L’artiste interroge les rapports permanents entre Occident et Afrique au cours de l’histoire, la place de la religion et sa représentation. Faisant directement référence à l’iconographie de la vierge dans la peinture européenne, il questionne par la même occasion la représentation des modèles noirs dans celle-ci. Cette vierge bleue prenant pour modèle une femme africaine, entourée de tentures aux motifs traditionnels camerounais est vêtue d’un drap bleu qui laisse apparaitre dans son plissé des masques emblèmes et témoins de la culture de l’artiste. Marc Padeu nous dévoile les possibilités d’un éclectisme religieux dans lequel les traditions restent bien ancrées face à l’influence d’une religion dominante.
‘Film noir dans un cadre doré’, Clay Apenouvon (Togo)
Nous voilà nez-à-nez avec une œuvre dégoulinante de métaphores. La puissance de l’art réside dans la liberté d’interprétation de celui qui contemple. Aucune grille de lecture ne prévaut, chaque âme plonge dans une œuvre avec le prisme de ses influences, de ses racines, de son histoire. Ici, l’œuvre traite des cadres dorés, rigides et confortables, synonymes pour l’artiste de la culture européenne. L’installation réalisée avec son matériaux phare, le film plastique, dégouline d’objets pris au piège dans ce déversement de plastique visqueux. L’artiste nous engage à concevoir un renouvellement social au lieu de se cantonner à un cadre dépassé. Il s’agit bien de recréer pour ne pas s’enliser dans une histoire et l’art immuable. Pour d’autres, cette œuvre évoque la pollution des pays développés, dont les résidus de leur vie douillette se déversent lâchement sur les espaces naturels du tiers monde. Le noir, mazout, pétrole, plastique, une couleur forte de 1000 symboliques. La condescendance et le mépris dégoulinent, faisant fi de toute morale et plaçant l’égoïsme des pays du nord au centre de leurs propres échelles de valeurs. Impossible de rester immobile face à l’impuissance de nos élites, à l’heure des COP et autres sommets du climat.
‘Renaissance 4’, Angele Estoundi Essambla (Cameroun)
Clou du spectacle, cerise sur le gâteau, crème de la crème. Dans le prolongement de la salle principale, une petite fille nous remue les entrailles. Nous voilà baissant la tête, n’osant pas défier son doux regard redoutable. Le jeu de lumière est tellement bien calibré que l’œil se trouve obnubilé par cette source éblouissante. Dans une série de photographies, l’artiste représente des corps qui s’imposent avec grâce dans les mêmes tenues et poses choisies autrefois par la renaissance hollandaise pour symboliser le faste et la noblesse de l’élite européenne. Pourtant, ces cols en fraise et dentelle, expression de la richesse d’une Europe qui s’est bâtie sur un commerce colonial, ne peuvent révéler la splendeur blanche sans la présence du corps noir contrasté. Le poids du jugement dans un regard.
Les artistes présentés : Clay Apenouvon (Togo), Moustapha Baidi Oumarou (Cameroun), Moufouli Bello (Bénin), Wim Botha (Afrique du Sud), Angèle Etoundi Essamba (Cameroun), Pierre Man’s (RDC), Franck Kemkeng Noah (Cameroun), Roméo Mivekannin (Bénin), Aimé Mpané (RDC), Hassan Musa (Soudan), Marc Padeu (Cameroun), Yinka Shonibare CBE (Angleterre-Nigéria), Mary Sibande (Afrique du Sud), Maya-Inès Touam (France/Algérie), Dagmar Van Weeghel (Hollande).