Et pourtant, elle a failli ne pas exister cette soirée qui restera dans les annales… Déjà l’année dernière, la pianiste avait annulé son concert à Orange pour une excellente raison : « baby blues » après la naissance de sa petite Charlotte. Samedi 29 juin, c’est la météo qui a fait des siennes avec un violent orage qui s’est déclenché vers 19h30 au-dessus du Théâtre Antique.
Forêt de parapluies, K-Way, les mélomanes ont attendu patiemment que les gouttes se raréfient. Le « corps de balais » des Chorégies s’est activé pour chasser l’eau de l’immense plateau, d’autres ont épongé les sièges et chevalets porte-partitions des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. La bâche qui protégeait le long piano à queue est emportée par les techniciens.
C’est à ce moment-là que, soulagé, le directeur Jean-Louis Grinda prend le micro, vers 21h45 pour s’adresser au public. « Merci pour votre patience, pour votre fidélité et pour votre gentillesse. Le concert va pouvoir débuter ».
Celle qui se produit dans les sites les plus prestigieux (Salzbourg, Carnegie Hall à New-York, Concertgebouw d’Amsterdam, Philharmonie de Berlin, Théâtre des Champs Élysées, Scala de Milan) fait, pour la 1ʳᵉ fois de sa carrière, son entrée sur l’immense scène du théâtre Antique. Talons aiguilles, robe noire à paillettes, chevelure ondulante, rouge-baiser. Elle se penche sous le Steinway et, avec un kleenex essuie délicatement les pédales du piano à queue, sous des éclats de rire et une ovation générale.
La star entame alors l’allegro du célébrissime concerto n°1 de Tchaïkovski que tout le monde connaît, mais qui, sous ses doigts, son toucher, donne une autre résonance. Au 3ᵉ rang, c’est-à-dire à moins de dix mètres, tout du jeu de Khatia Buniashvili est perceptible : les vibrations du piano, la puissance, la force, l’énergie de la main gauche, le timbre tempétueux et volcanique de la géorgienne puis la douceur caressante des pianissimi, comme des perles de pluie. Sa gestuelle, ses balancements lascifs, sa tignasse brune et bouclée qu’elle envoie en arrière quand elle attaque des montées chromatiques d’un bout à l’autre du clavier, les musiciens qu’elle entoure de ses bras, les regards complices qu’elle échange avec le chef Kirill Karabits. Le public est subjugué, il retient son souffle et exulte à la fin du 1ᵉʳ mouvement.
Après l’andantino, c’est le 3ᵉ mouvement « Allegro con fuoco », fougueux comme elle, qui fait chavirer Orange. Durant les quarante minutes que dure ce concerto, les milliers de mélomanes sont sur un petit nuage et le lui prouvent par leurs acclamations et leurs longs applaudissements. Du coup, elle revient sur scène pour les surprendre avec une version jazzy de la chanson de Gainsbourg La javanaise, comme auraient pu l’improviser Thelonious Monk, Art Tatum ou Keith Jarrett. Tour à tour espiègle, rebelle, exubérante, farouche puis câline, elle ose tout, elle donne tout, c’est pour ça qu’on l’aime. Finalement, elle conclura ce concert de pur bonheur par une Rhapsodie de Liszt, la 2ᵉ, où elle éblouira de sa virtuosité légendaire un public conquis d’un bout à l’autre de sa prestation et qui aura conscience d’avoir vécu un moment historique dans la longue vie (depuis 1869) du plus vieux festival du monde. Un concert en « Femme » majeur(e).