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Festival d’Avignon, Réguler le chaos…

Julien Gélas / DR

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Julien Gélas, co-directeur du Théâtre du Chêne noir à Avignon jette un pavé dans la marre. Pas question de se taire ni de laisser le Festival Off s’abîmer dans la médiocrité. Mais alors comment agir sur un marché dérégulé qui fait la part belle aux théâtres ‘rentiers’ qui louent leurs créneaux sans exigence de qualité ?

La recette ?  L’exigence de la qualité avec une sélection des spectacles ; une invitation collective des théâtres à s’engager dans la coréalisation (le partage de recette) et à un accompagnement appuyé des compagnies, pour leur communication et, enfin, donner une visibilité aux ‘vrais’ théâtres dans le catalogue du Off.  C’est en résumé ce que dévoile Julien Gélas dans ses propos.

De quelles dérives, selon vous, est victime le Festival d’Avignon ?

«Tout d’abord je souhaite remettre le sujet en perspective et dans son contexte. Je ne suis pas le festival. Mais j’ai grandi dans un autre festival que celui que l’on connaît aujourd’hui, qui avait un autre mode de fonctionnement et puis j’étais aux côtés de mon père qui est à son origine, qui, lui aussi a connu un autre mode de fonctionnement et une autre société. Donc, je reviens à qu’est-ce qui a fait l’identité et l’essence du festival d’Avignon Off autant que celui du In. Au début l’idée dominante était l’art et non pas l’activité économique, l’idée de la rentabilité.»

Un contexte marchand

«Evidemment, tout le monde a besoin de vivre, de gagner de l’argent mais le problème c’est qu’elles sont les priorités ? Qui sont les gens, les lieux et quels sont les fonctionnements qui font le festival d’Avignon ? Car le marché, l’économie ont totalement noyé et étouffé l’idée de l’art, de la qualité artistique.»

Mercantiles dérives

«Ces dérives-là sont dues au monde dans lequel nous vivons. C’est-à-dire un monde totalement dérégulé où il n’y a pas de règles, où chacun peut faire ce qu’il veut et comme il l’entend. Il est devenu banal de dire, maintenant, que le Festival d’Avignon est devenu un miroir aux alouettes avec des lieux qui louent des créneaux très chers à de jeunes compagnies. Il n’y a là aucune prise de risque de la part des théâtres et même pire, aucun risque artistique. Produire une compagnie dans son lieu est juste devenu un moyen de rente, une opération financière. Cette intention à elle seule pollue le festival d’Avignon. C’est contre cela que beaucoup de gens : artistes, compagnies, directeurs de théâtre, s’élèvent.»

Le moment du silence est le moment du changement

«Le moment du silence est le moment du changement et pour nous, celui d’acter certaines  évolutions. Le Chêne noir est un théâtre permanent et fait partie des 5 scènes d’Avignon conventionnées. A la différence des autres, nous sommes obligés de faire un festival réussi pour tenir toute l’année. Egalement nous faisons de la co-production, de la co-réalisation (partage des recettes) ce qui sous-entend de la prise de risque. On se bat pour que les compagnies soient remarquées, que les spectacles marchent. Ce sont également tous les changements auxquels aspire Pierre Beyfette président de AF&C (Avignon festival et compagnie) et avec lequel nous sommes sur la même ligne.»

L’urgence ?

«L’urgence ? Remettre l’éthique et l’artistique au centre des décisions car en demandant de la co-réalisation les directeurs de théâtre s’engagent à choisir un propos, un potentiel, un avenir avec des spectacles et des compagnies qui connaissent l’exigence de la qualité, de la profondeur du propos. En quelques mots : qu’est-ce que porte la scène ? Pourtant cette logique –qui devrait être celle de tout programmateur- est trop peu présente au festival d’Avignon. Le partage de risque engagerait le directeur du théâtre à concevoir un vrai travail de programmation.»

Les vrais théâtres

«Assurément, toutes les salles ne sont pas des vrais théâtres comme les bars et les restaurants. Ca a fait la magie du festival un moment et ça l’a dégradé aussi. Pourquoi ? Parce que pour accompagner les compagnies il faut un minimum de compétences comme celle de l’accompagnement technique. Les vrais théâtres qui s’intéressent aux artistes, à l’art sont peu nombreux, pire, il y en a de moins en moins. Et ce n’est pas une question de taille car de petits théâtres pourraient choisir de co-réaliser de belles pépites et ainsi se faire mieux connaître…»

Soyons précis

«Soyons précis. Ce n’est pas le Festival d’Avignon off qui va choisir ses spectacles mais chaque théâtre. C’est le mode de fonctionnement qu’il est important de changer avec ‘Comment chaque théâtre va choisir ses spectacles’, si le spectacle ne fonctionne pas le théâtre ne gagnera pas d’argent.»

Notre théâtre

«Nous faisons beaucoup de coréalisation et nous soutenons nos compagnies, notamment, en terme de diffusion de la communication et bien en amont du festival, poste financier onéreux et lourd pour les compagnies s’il n’est pas partagé avec le théâtre. C’est d’ailleurs ainsi que les 5 scènes d’Avignon fonctionnent. Nous invitons les autres théâtres à utiliser les mêmes leviers que nous pour aider les compagnies, partager les risques et proposer un festival d’Avignon de qualité, mais il n’y aura pas que cela. Nous réfléchissons à mettre en place des critères…»

Les reproches

«Je vois sourdre les reproches : C’est facile pour les 5 scènes d’Avignon de dire ça parce qu’elles sont subventionnées. Je réponds à cela que ces subventions nous servent à fonctionner à l’année de septembre à juin (spectacles, programmation, salariés). Les subventions ne sont pas là pour le festival. Les autres théâtres n’ont pas les charges que nous avons à l’année puisqu’ils sont fermés.»

Comment s’assurer du changement de paradigme ?

«Je ne sais pas. Ça sera peut-être imposé par Avignon festival et compagnies ? Il y aura débat, échanges. Des règles seront mises en place et ceux qui ne les respecteront pas ne figureront peut-être pas dans le Festival, en tout cas pas dans le catalogue du Off.»

L’affichage

«Je vous avoue que je suis partagé. Je pense que la planète et la nature valent plus que tout. Ce que nous vivons, les crises que nous traversons, montrent que l’environnement et la nature sont le 1er enjeu devant la culture et l’économie. L’affichage devra être encadré, normé, équitable mais pas supprimé. Il sera peut-être question d’espaces d’affichage. Un peu comme ce qui se fait avec le festival de Théâtre d’Edimbourg (qui regroupe 4 festivals de danse, musique, opéra, théâtre, cinéma et festival militaire s’étendant sur 3 semaines, depuis 1947, et aussi jazz, comédie, art, contes… en Ecosse).» L’enjeu ? S’éviter des tonnes de déchets qui menacent la nature. Il y a aussi le tractage auquel nous ne voulons surtout pas toucher. Le problème est complexe parce que le Festival d’Avignon c’est aussi la pluralité, l’effervescence, mais c’est aussi ne pas en faire un grand ‘bordel’.»

Nous avons cru que nous pouvions fonctionner sans règles

«Nous avons cru que nous pouvions fonctionner sans règles, aller plus loin et mieux sans rien faire or, c’est une illusion. Le philosophe Emmanuel Kant disait : ‘La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide.’ Il nous faut retrouver des règles saines, justes et équitables. C’est l’intérêt pour l’art qui doit primer.»

Les seuls en scène

Les spectacles seuls en scène (comédie) ou le one man show (humour) sont devenus si nombreux que l’on s’est demandé s’ils ne détourneraient pas le festival de son essence, pour des raisons économiques car, après tout, produire une personne sur scène revenait à moins cher que de produire une troupe, qu’en pensez-vous ? «C’est le même problème que ce que je viens de dérouler dans mon propos. Une compagnie compte 15 000€ pour acheter son créneau et à nouveau 15 000€ pour se loger, se nourrir sur place et faire face à ses frais de communication tout en évaluant ses rentrées à peut-être, au mieux, 12 000€. Elle se dit ‘je vais perdre 18 000€’. A y regarder on se dit qu’en venant seul ça coûtera moins cher et finalement non, car comment remplir une salle avec une personne sur scène ? Ça n’est pas simple du tout !»

Le modèle artistique

«Dans l’art il y a une prise de risque. C’est inhérent à nos métiers, à la création. Lorsque nous préparons un spectacle nous ne savons pas s’il rencontrera son public, s’il va réussir. Si nous allons à la rencontre du succès ou de l’échec. C’est vrai pour le propos choisi et c’est aussi la beauté de l’art. Nous sommes passés d’un festival d’Avignon conçu et réalisé par de vrais artistes qui prenaient des risques, il y a plus de 50 ans, à un marché où l’idée d’art est passée au second plan, pas par les compagnies mais par les lieux qui les accueillent.»

Après le Covid-19 la récession économique ?

«Beaucoup de gens nous soutiennent et disent qu’ils seront là, avec nous, dans nos salles, dès que cela sera possible mais il faudra du temps pour que la confiance se réinstaure. Des personnes auront, pendant cette crise du Covid-19, perdu de l’argent et feront peut-être d’autres choix que la culture. Nous nous attendons à des dégâts. Mais on sait aussi que la culture, si elle nous fait vivre, fait aussi battre notre cœur. C’est là que vivent nos émotions. Tout le monde en a besoin. J’espère que la rentrée de septembre nous sera favorable avec, bien entendu l’installation des mesures adéquates pour recevoir le public.»

Les chiffres 2019

Le Festival d’Avignon Off 2019 : 1 592 spectacles ; 1 134 productions présentées pour la 1ère fois ; 29 000 représentations ; 5 920 artistes.

 

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